Chronique – Le Serpent (La maison des jeux T1), Claire North

La collection Une Heure Lumière, dédiée aux romans courts ou novellas, contient essentiellement des titres de SF. Par conséquent, la proposition d’un texte qui n’appartient pas à ce genre – notez les précautions de langage pour ne pas classer ce titre – et qui de surcroit est le premier d’une trilogie, l’éditeur proposant habituellement des one shot à l’exception involontaire de Molly Southborne, ne pouvait que provoquer un petit évènement. Dernière particularité de cette novella, elle est sensiblement plus longue que les autres volumes, promesse d’un texte riche.

Le serpent a pour décor – même si c’est davantage que cela – la Venise du XVIIe siècle avec tout ce que cela implique comme représentations et nous raconte l’histoire de Thene, qui se laisse prendre au Grand jeu, le tout servi par une forme originale et appropriée.

Il s’agit de mon premier retour dans le cadre du S4F3 ^^

Venise est la ville de tous les imaginaires et exagérations, au point d’être parfois nommée par un titre : la Sérénissime. Thalassocratie méditerranéenne, elle est un véritable carrefour économique entre l’Europe le Moyen-Orient et l’Asie, et rivalise avec la puissante Constantinople. Les marchands s’y pressent, vendant et achetant des produits de tout le bassin méditerranéen et au-delà. Avec l’ouverture atlantique, la ville perd de son influence mais reste un foyer culturel : le carnaval de Venise est un évènement et ses masques, superbes aux mystères quasiment occultes, ont infusé l’imaginaire européen. Enfin, elle est également exceptionnelle par son système politique, une République oligarchique très complexe, basée sur de nombreuses élections et le pouvoir de l’argent, favorable à tous les rapports de force et les complots. Pour qu’il y ait pression et manipulation, il doit y avoir choix, fusse-t-il biaisé. Claire North, à l’instar d’un Jaworski et son Gagner la guerre (Ciudalia est notamment inspirée de Venise), ne se trompe donc pas en choisissant ce cadre : argent, complots, masques, cosmopolitisme et influence mondiale sont les ingrédients parfaits pour un texte de Grand jeu.

« Est-ce de la démocratie ?
Ma foi, sans doute, pour peu que le mot démocratie recouvre les machinations d’une poignée de grands et de puissants qui, par mariage ou corruption, possèdent les autres hommes. Quand on effectue des tirages au sort à Venise, le hasard n’est pas invité : il ne vaut de voter que si les électeurs savent qu’on votera convenablement. Mais qui voudrait être doge ? Une fonction sans valeur, honorifique, ne rapportant qu’ne toque sur la tête et une cage dorée. Le Tribunal Suprême, être tribun, voilà le pouvoir ! Cela, tout vénitien Le sait. Même ceux qui se taisent ; même les femmes. »

Thene est donc une femme, mariée forcée à un homme intéressé uniquement par son argent, alcoolique et joueur, alternant entre violence et veulerie. De surcroit, dans une Italie très catholique et dans une Venise qui a la prétention de rivaliser avec Rome et son Saint Siège, elle est également discriminée pour sa religion, taxée de « juive » comme si ce qualificatif pouvait la résumer toute entière. C’est en faisant le chaperon pour son époux qu’elle découvre la Maison des jeux et qu’elle est cooptée, sur la base de son seul talent, sans critère de genre, fortune ou religion. Masquée, elle devient la joueuse – au sens elle le joue – d’un candidat vénitien qu’elle doit faire triompher, en utilisant des cartes, individus qui ont obligation de se mettre à son service. Si, au début du texte, Thene suscite l’empathie du lecteur, elle devient petit à petit plus calculatrice, toujours plus froide, prête à gagner à tout prix. Son évolution est très intéressante, tout en subtilité. Il est difficile de savoir si ce sont les circonstances qui révèlent des traits innés, si elle se retrouve piégée, quelle est la part exacte de doutes faces aux imprévus, parfois funestes… ou tout ceci à la fois. L’ampleur du jeu est alors dévoilée : cette campagne vénitienne n’est qu’une partie parmi des milliers d’autres et il y a joueur et Joueur, jeu et Grand Jeu. Les rolistes qui connaissent les jeux occultes, où les joueurs incarnent des individus très influents, comme Vampire ou Nephilim, seront en terrain familier.

« Examinons une carte.
Sa face antérieure montre le Sept de bâton, mais qui est-il ?
Un homme qui a lutté pour arriver au sommet, peut-être, et qui se bat pour conserver sa position ?Un fonctionnaire qui se mêle de tout, pas un roi mais pas non plus un simple pion : un certain Alvise Muna qui, à cinquante-sept ans, a vécu plus vieux que la plupart des hommes servant à la cour du doge. Bien qu’il arpente ces couloirs depuis des dizaines d’années, bien qu’il ait entendu tous les murmures secrets dans la nuit, on a le sentiment qu’il ne montera pas plus haut mais restera toujours ce qu’il est : un conseiller fiable, solide, nullement remarquable, susceptible d’être corrompu mais à un prix déraisonnable, ce qui constitue à Venise le plus grand honneur qu’on puisse accorder à un homme, et ne devant jamais dépasser la position qu’il occupe à l’heure actuelle.
»

À ce stade, Le Serpent est déjà un bon livre, grâce à ce contexte évocateur et cette héroïne ambiguë. Claire North atteint l’excellence par sa maitrise formelle. La lecture est fluide et le rythme va crescendo – désolé – sans temps mort. Thene est brillante mais néophyte, et l’on questionne sans cesse ses chances de succès le prix qu’elle finalement prête à payer, à miser plutôt : dans ce jeu, tout est enjeu, y compris et surtout sa propre vie. Les personnages sont nombreux mais bien construits et mémorables ; ils incarnent des phases du jeu et des tactiques, ils permettent à l’autrice de faire vivre sa Venise. Le Serpent saisit l’ambiance et le déroulé d’une partie, avec sa phase d’apprentissage, ses tactiques, gambits et feintes jusqu’au dénouement final où les pièces s’assemblent. Surtout, l’autrice fait le choix d’utiliser la première personne du pluriel. Ce « nous » rend le lecteur spectateur et témoin : comme dans des gradins ou devant un poste de télévision, nous regardons la partie se dérouler, à la fois happé par la beauté du jeu mais aussi en retrait, à l’abri des conséquences du résultat, laissant libre cours à notre voyeurisme ; peu importe le résultat, nous serons distraits. Il nous place également au-dessus de la partie, de la mêlée : il y a le commun des mortels, les pions, les joués, les joueurs, la Maison de jeu et nous. Enfin, le nous implique une autre personne, spectateur ou acteur, derrière le quatrième mur qui drame qui se joue, et nous associe. Le lecteur devient personnage, le personnage devient lecteur.

Roman inclassable ou presque, Le Serpent est une novella parfaitement écrite et traduite. Vous prendrez plaisir à être complice et voyeur de cette histoire secrète, avec la jubilation de savoir et d’être initié. N’oubliez pas néanmoins qu’il ne s’agit que d’une fiction et que la vie est surtout un jeu de hasard.

Vous aimerez si vous êtes joueuse ou joueur.

Les +

  • Une couverture parfaitement appropriée
  • Une traduction au poil de Michel Pagel
  • Addictif et maitrisé

Les –

  • La métaphore du jeu, pas si originale que ça

Le serpent sur la blogosphère : Ombre l’a lu d’une traite, Le Maki a tout autant adoré et le classe en Fantasy.

Résumé éditeur

Venise, 1610.
Au cœur de la Sérénissime, cité-monde la plus peuplée d’Europe, puissance honnie par le pape Paul V, il est un établissement mystérieux connu sous le nom de Maison des Jeux. Palais accueillant des joueurs de tous horizons, il se divise en deux cercles, Basse et Haute Loge. Dans le premier, les fortunes se font et se défont autour de tables de jeux divers et parfois improbables. Rarement, très rarement, certains joueurs aux talents hors normes sont invités à franchir les portes dorées de la Haute Loge. Les enjeux de ce lieu secret sont tout autre : pouvoir et politique à l’échelle des États, souvenirs, dons et capacités, années de vie… Tout le monde n’est pas digne de concourir dans la Haute Loge. Mais pour Thene, jeune femme bafouée par un mari aigri et falot ayant englouti sa fortune, il n’y a aucune alternative. D’autant que l’horizon qui s’offre à elle ne connaît pas de limite. Pour peu qu’elle gagne. Et qu’elle n’oublie pas que plus élevés sont les enjeux, plus dangereuses sont les règles…

Le serpent de Claire North, couverture d’Aurélien Police, aux éditions Le Bélial, collection Une Heure Lumière (2022, parution VO en 2015), 160 pages.

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑