Je suis toujours tiraillé entre l’envie de lire les grands classiques, qu’ils soient étapes ou fondations, et donner priorité aux nouveautés, qui ont peut-être davantage besoin d’être lues. Au carrefour des étoiles, enfin plus précisément Simak, m’avait été recommandé très chaudement – et fermement – par Pierre-Paul Durastanti quand il a évoqué sa révision de Cristal qui songe. Aussi, sa réédition retraduite par ledit Pierre-Paul en 2021 puis la sortie en poche en août 2022 était l’occasion pour moi de lire une « nouveauté », au sens éditorial, prix Hugo 1964 et œuvre qui me paraît plutôt faire consensus au sein du fandom.
J’ajouterai ma voix au concert de louanges qu’a reçu ce roman. En partant d’une idée légèrement saugrenue et très simple, Simak construit un récit rythmé et prenant, tout en posant la question de l’humanité et de l’allégeance. Grand coup de cœur.
Le premier chapitre s’ouvre sur le crépuscule de la guerre de sécession, où Enoch Wallace est le seul survivant au milieu d’un océan de corps et de souffrance. Un siècle plus tard, Wallace occupe toujours la ferme familiale, sans avoir vieilli et un tel mystère finit immanquablement par provoquer la curiosité des services de renseignements, ainsi qu’une distance polie du voisinage. L’enquête, et surtout les souvenirs du propriétaire révèlent que la maison a été modifiée en profondeur, et même davantage car elle a été totalement remplacée par une structure alien, dont l’extérieur n’est qu’une copie de l’ancienne bâtisse : elle est devenue un carrefour galactique, ou plutôt une gare des flux spatiaux extraterrestres. Wallace reçoit régulièrement des messages qui indiquent à quelle heure le prochain visiteur arrive – par un procédé de copie à distance -, la durée de son séjour puis le départ. L’ancien soldat est chargé de préparer toutes les étapes et de tenir compagnie aux voyageurs, qui ont le bon goût d’arriver souvent seul ou en tout petit effectif. Petit à petit, le roman dévoile un spectre d’aliens très large, Simak faisant preuve d’une grande originalité ; la Terre devient une étape au sein d’un vaste space opera.
« La Terre était une planète faite pour l’homme, songea-t-il, mais aussi pour le renard, la chouette et la fouine, pour le serpent, la sauterelle, les poissons, pour la pléthore d’êtres vivants qui peuplait l’air, la terre et l’eau. Et aussi, outre les autochtones, pour des créatures vivant à des années-lumière sur des mondes comparables. Et encore pour Ulysses, pour les Lumineux et tous les autres, capables, si nécessaire, de fouler le sol de cette planète sans ressentir de gêne ni utiliser d’appareillages. »
L’auteur ne se contente pas de ce postulat : il n’oublie pas de construire, avec rigueur, une intrigue. Les premiers chapitres alternent les points de vue et mettent en évidence l’anomalie que représente la longévité de Wallace. Si celle-ci est d’abord passée plutôt inaperçue, la modernité, l’emprise de l’Etat et des fichiers – même au format papier – resserrent leurs mailles. Quand bien même il n’a que peu de contacts, seulement le facteur quotidiennement et parfois une voisine sourde-muette, il fait figure d’original, dans un milieu où il n’y parfois qu’un pas entre ignorance et pogrom. Après la guerre, la Grande Histoire rattrape finalement le gardien du Carrefour ; la Guerre Froide fait rage et il utilise les compétences acquises aux contacts d’autres espèces, les mathématiques en tête, pour envisager l’avenir, à la manière d’un Hari Seldon (dans Fondation d’Asimov). Le pronostic est funeste : l’humanité court à sa perte. Au même moment, l’installation risque d’être découverte avec toutes les conséquences que cela peut impliquer, du côté terrien, mais aussi du côté alien qui tient à la discrétion. Simak emboîte à merveille tous ces éléments, ces petites intrigues et donne une atmosphère assez désespérée à l’ensemble.
« Quelle importance cela pouvait-il avoir pour lui de rester, sur la plan intellectuel comme émotionnel, un citoyen de la Terre et un membre de l’espèce humaine ? Peut-être aucune, en fin de compte. Avec le cosmopolitisme de la galaxie à sa disposition, on pourrait même considérer que son besoin de s’identifier à son foyer avait quelque chose de provincial. Et de préjudiciable.
Mais il se voyait mal tourner le dos à la Terre. C’était un endroit qu’il aimait trop – qu’il aimait sans doute davantage que tous les humains qui ne savaient rien des autres mondes, lointains et insoupçonnés. Tout homme, à son sens, devait nourrir une loyauté et posséder une identité. La galaxie était beaucoup trop vaste pour qu’une créature s’y trouve seule et sans repères. »
La situation de Wallace donne à réfléchir. Son dernier contact prolongé et profond avec l’humanité était dans un contexte de guerre, et pas n’importe laquelle. Depuis, si ce n’est son rendez-vous quotidien avec le facteur, ses relations concernent essentiellement des aliens, et de réelles amitiés se nouent. Il connait de plus en plus, même si c’est de manière lacunaire, l’immensité de la galaxie et sa longue histoire, désormais placée sous la lumière de la paix. Certes, il étudie l’actualité humaine et son évolution, mais pour se rendre compte que les tensions enflent et que le prochain conflit, à l’heure de l’atome, sera aussi le dernier. Alors, quand vient l’heure du choix, où doit aller sa loyauté ? Est-il possible de modifier le destin humain ou doit-il quitter définitivement la Terre ? Ou pire, renoncer à sa mission et vieillir sur une Terre que la bêtise va détruire. Cependant, Simak ne nous joue pas la partition des gentils aliens, et dont les progrès induiraient nécessairement la sagesse et la paix. Il y a quelque chose de pessimiste chez l’auteur, comme si les progrès techniques ne suffisaient pas, voire aggravaient la bêtise collective qui se développe de manière inexorable, quelque soit le lieu. Le salut semble davantage venir de ressources spirituelles ou de l’amitié indéfectible que l’on noue avec quelques individus, y compris – surtout – quand ces relations sont surprenantes. Les bienfaits de l’altérité ?
Le carrefour des étoiles mérite son prix Hugo et son statut de classique. Bien sûr, l’ambiance et le contexte sont un petit peu datés et l’on peut sourire de la vision de la technologie ; mais par ses thématiques profondément humanistes et son sens de la narration, c’est un roman qui mérite également d’être encore lu de nos jours. Gageons que la retraduction y est aussi un peu pour quelque chose.
Vous aimerez si vous aimez interroger votre place au sein de l’univers.
Les +
- Le sens du rythme
- Enoch Wallace, personnage tellement attachant
- Une grande profondeur
- La couverture du cette nouvelle édition
Les –
- Un deus ex machina, au sens littéral du terme
Retours choisis de Au carrefour des étoiles sur la blogosphère : Une relecture pour le Maki, qui trouve que ça a bien vieilli ; une « petite claque » pour Lune.
Résumé éditeur
Au sommet d’une falaise du Wisconsin se dresse la ferme Wallace, inchangée depuis plus d’un siècle. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, son propriétaire, Enoch Wallace, n’a lui non plus pas pris une ride. Et pour cause : la bâtisse abrite en secret un relais spatial où le temps s’écoule différemment. Mais depuis deux ans, l’agent fédéral Lewis enquête sur cette étrange anomalie. Le jour où il se décide à passer à l’action, il déclenche une chaîne d’événements aux conséquences dramatiques. Car dans ce petit coin d’Amérique oublié par la modernité, ce n’est rien de moins que le sort de l’humanité qui se joue…
Au carrefour des étoiles de Clifford D. Simak, traduction de Pierre-Paul Durastanti, couverture de AkuMimpi aux éditions J’ai lu (2022, première édition VF en 1964 dans la revue Galaxies, parution VO en 1963), 256 pages.
Prix Hugo 1964

Damned, encore un article qui donne envie de découvrir un livre !
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C’est le but 😁
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J’ai jamais lu cet auteur ! (et j’aurais pas trouvé le bouquin à ta devinette ^^). Sympa qu’il soit sorti en poche, c’est un titre que je vois passer de temps en temps, considéré comme un must read. Il faudrait que je m’y mette, pour faire ma culture, et en plus tu es tellement enthousiaste sur ce titre, ça fait envie.
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J’ai vraiment beaucoup aimé 🙂
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