Chronique – À l’état de nature, Damon Knight

Le Passager clandestin est une maison d’édition très engagée, avec des thèmes propres à mettre des lecteurs du Figaro ou des spectateurs de CNews en PLS, et qui associe des ouvrages qui s’inscrivent dans le réel, sous forme d’essais ou d’enquêtes, à de la fiction qui peut être un point de départ ou un prolongement de ces réflexions. Leur collection Dyschroniques intègre des rééditions de novellas anciennes qui ont l’intérêt – outre de remettre en lumière de vieux textes parfois tombés dans l’oubli – de remettre ces thèmes en perspective en montrant qu’ils ne sont pas nouveaux et de prouver, si c’est encore nécessaire, qu’une des fonctions de la Science-Fiction est de servir de lanceuse d’alertes. La fiction a également pour moi l’intérêt supplémentaire de proposer (souvent) plusieurs points de vue et d’ajouter une part de nuance, toujours indispensable, dans le discours.

À l’état de nature est un texte qui a toute sa place dans la collection ; il développe l’idée d’un futur dichotomique, entre utopie et dystopie et (re)pose donc la question de ce qu’est l’état de nature.

La novella est un texte d’anticipation qui extrapole un futur… à partir du présent de l’auteur, dans les années 50. À cette époque, seulement un tiers de la population mondiale est urbaine et le volume global n’a pas encore dépassé les 3 milliards. Mais les métropoles mondiales se dessinent déjà et nourrir les Hommes est une préoccupation de plus en plus importante, sur fond d’accélération des travaux de la génétique avec la découverte récente que l’information est contenue dans l’ADN. De ce contexte, Damon Knight nous propose un futur où 22 mégacités, ou mégapoles (quand vous dites « mégalopole » mal à propos, un géographe meurt dans le monde) forment des bastions où la modernité a survécu après un conflit ou une apocalypse dont on ne sait pas grand chose. Rivales, et dévoreuses de ressources à l’instar du ventre romain, elles sont devenues prédatrices et dépendantes d’un arrière-pays dont elles ignorent tout, et qu’elles méprisent. Alvah, acteur de son état, et citoyen de la mégacité de New-York, est envoyé à l’extérieur afin de servir de VRP et vendre des pacotilles.

« « Vous voyez, Alvah, vous et moi, nous sommes des gens civilisés. Nous savons qu’il existe de nombreux produits indispensables qui nous facilitent la vie et nous épargnent temps et efforts. Un homme seul ne pourrait pas tous les porter. Mais croyez-vous que les Bourbeux le savent ?« 
« Je suppose que non. »
C’est pourquoi il faut s’adresser à eux d’homme à homme. Et seul un homme de votre trempe et de votre talent peut accomplir cette mission capitale pour la Ville. Ces gens-là vivent cette cruelle et sordide existence que vous décrivez si bien dans vos programmes de cinéréel. Vous savez vous montrer aussi robuste et rude qu’eux. Vous parlez la même langue. Ils vous respecteront. »

Le déroulement du récit est assez classique puisqu’il reprend le principe du choc civilisationnel remis au goût du jour, notamment, par l’Avatar de Cameron. Alvah est un urbain empli de certitudes quant à la supériorité de son mode de vie et la modernité des villes. Acteur, il participe, sous couvert de divertissement, à la propagande intense imposée aux habitants et est persuadé que l’image qu’il donne de la campagne est la vérité, et même qu’il serait capable par conséquent capable de faire un ambassadeur satisfaisant. Seulement cette expédition contient son propre piège puisqu’il est amené à quitter ce monde totalitaire et dystopique pour l’utopie rurale. Cela donne de nombreux moments comiques – l’ambiance générale est plutôt légère -, où il réalise que sa supériorité n’est que factice et que l’accueil n’est finalement ni chaleureux, ni respectueux, mais plutôt teinté d’une indifférence polie. Alvah est même atteint de symptômes qui ressemblent fortement à une allergie, que cela soit en entrant dans les bâtisses des « bourbeux » ou pire en imaginant consommer de la nourriture, et qui en fait liée à un conditionnement profond qu’il n’avait pas réalisé.

« La première baraque qu’ils longèrent était occupée par des créatures qui ressemblaient à des tortues portant des carapaces brillantes de plus d’un mètre. Sur le stand à côté, un homme décollait des couches de ces carapaces, qui se révélaient incolores et parfaitement transparentes. Il les passait à une femme qui les trempait dans une grande bassine et les déposait sur une planche pour les faire sécher. Alvah remarqua que les couches du bout de la rangée avaient la forme d’un disque.
La fille vit dans son expression une forme de curiosité. « Ce sont des tortues à verre », expliqua-t-elle. « Pour les fenêtres et ce genre de choses. Les jeunes ont des carapaces plus bosselées, presque sphériques. On en fait des bouteilles, des bols, etc. »
Alvah pris soin de ne rien laisser paraitre de son étonnement.
»

En philosophie, l’état de nature est une hypothèse sur l’Homme avant la constitution des sociétés et surtout de l’Etat, état qui peut être positif ou négatif selon les philosophes. Dans la novella, ce n’est pas exactement la situation car les habitants des campagnes font société ; surtout, ces campagnes ne sont pas exemptes de progrès scientifiques, au moins passés, puisque la nature – au sens faune et flore – ont été adaptés, probablement par de la bio-ingénierie – aux besoins des Hommes. On retrouve néanmoins ce qui caractérise l’état naturel, comme la priorité voire l’exclusivité accordée aux besoins fondamentaux et surtout une aversion, dans l’esprit de Rousseau, pour la guerre et la compétition. Les ruraux subviennent facilement à leurs besoins et accordent par conséquent peu d’intérêt à la propriété privée, notion au cœur du fonctionnement des cités, qui n’envisagent que compétition et accaparement des richesses. L’ensemble est traité avec légèreté et n’entre pas dans le débat philosophique mais est plutôt un encouragement à produire ce qui est nécessaire, sans créer le superflu qui entraine envie et avidité.

Par son format et son ton volontiers burlesque, À l’état de nature est un texte très intéressant qui interroge l’articulation ville/campagne. Même s’il a presque 70 ans, cette question reste un enjeu majeur, qui éclaire largement le contexte contemporain, entre inégalités et quête de sobriété.

Vous aimerez si vous aimez la SF légère, un brin rétro, mais qui continue à servir de miroir contemporain.

Les +

  • Le travail éditorial en fin de novella (présentation de l’auteur, du contexte…)
  • Le ton léger
  • Un texte qui n’oublie pas son intrigue

Les –

  • L’état de nature… pas si naturel que ça.

Résumé éditeur

En 1954, Damon Knight imagine un monde où l’humain s’émancipe de la machine pour vivre en symbiose avec la nature.

À l’état de nature de Damon Knight, traduction de Xavier Kemmlein, couverture de Xavier Sebillotte, aux éditions Le Passager clandestin (2019, première édition VF en 1954, parution VO en 1954), 160 pages.

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