Chronique – Sweet Harmony, Claire North

Claire North était déjà une habituée de la collection Une Heure Lumière avec sa trilogie La Maison des Jeux, relativement inclassable et dont je disais beaucoup de bien du premier tome, Le Serpent. L’autrice maitrisant parfaitement le format – moyennement – court, il était logique de voir un autre de ses textes dans la collection sublimée par les couvertures d’Aurélien Police.

Sweet Harmony est donc le 49e volume de la collection, et un texte résolument de science fiction. Enfin, « science », c’est évident car il s’agit de parler d’une nouvelle forme de médecine, à base de nanotechnologies, et surtout de ses applications les moins vitales. « Fiction », pas vraiment tant le texte tape juste – et fort – sur un néolibéralisme échevelé – sauf si vous avez souscrit aux bonnes nanos -, tout en interrogeant la place de la femme dans cette société de l’image. Comme le dit la quatrième, c’est « bientôt ». Mon coup de cœur, et mon malaise, sont eux immédiats.

Sweet Harmony raconte un futur proche. Très. Trop. Les nanotechnologies sont désormais une réalité et une innovation totalement aboutie. Tout le monde ou presque en reçoit dès sa plus tendre enfance et les effets sont spectaculaires car il est possible de corriger tous les petits dysfonctionnements corporels. Petits mais douloureux, graves, handicapants voire létaux : diabète, AVC, cancers… La panacée à portée de main, sans effets secondaires, d’une fiabilité redoutable. Mieux, ces petits compagnons peuvent être améliorés ou orientés grâce à de simples updates par wifi, le corps est ainsi mis à jour par l’ajout d’applications, devenant quasiment un ordinateur vivant que l’on peut débuguer, réparer ou customiser à loisir. Néanmoins, la frontière entre ce qui relève de la nécessité, du confort ou du simple agrément est poreuse, et encore atténuée par la facilité permise par les nanos. Pas besoin de bistouri, injections ultérieures ou anesthésie. Ces débats ne sont propres à ce texte et font écho à ceux qui traversent déjà nos sociétés où la médecine ne sert déjà plus seulement à soigner, ni à prévenir, mais à améliorer nos quotidiens ou simplement nous sentir mieux, dans tous les sens du terme. Qui rejetterait un tel soulagement ?

« Prenez le Contrôle – votre corps, votre choix. Ne vous inquiétez plus jamais de grossesses non désirées ni de maladies sexuellement transmissibles. Avec Prenez le contrôle, vous pouvez faire votre propre choix pour votre corps et votre style de vie. Ce mois-ci, 10% de réduction sur le contrôle des règles pour tout achat dans la gamme « Mon Corps, Mon Choix » : plus jamais de menstruation les jours fériés ! Si des saignements vaginaux ou des sécrétions par les mamelons persistent plus de 3 jours, consultez votre fournisseur de santé. »

Mais pour l’instant – en tout cas au moment où j’écris ces lignes – l’accès et l’usage pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à un traitement médical est encadré par un personnel médical formé, médecins ou pharmaciens par exemple, et dans tous les cas soumis à un code de déontologie. Dans ce futur de Sweet Harmony, l’accès se fait largement sans l’intermédiation de personnels de santé. Tout est facile comme un clic, un peu comme prendre un abonnement Netflix. Car ces technologies sont développées et commercialisées par de puissantes firmes, dont l’intérêt est de générer des revenus de plus en plus importants et réguliers. Les augmentations proposées sont des abonnements mensuels, vendus à grands renforts de publicités ciblées, de promotions, de noms et slogans savamment marketés. Quand on sait que certains acteurs de la grande distribution voulaient vendre des médocs en grande surface, que les téléconsultations sont présentées comme la solution aux déserts médicaux ou que des pharmacies font des cartes de fidélité pour des produits de beauté aux effets « scientifiquement prouvés », le saut vers la dystopie qu’invente Claire North ne sera peut-être pas si grand que ça.

« Harmony trouvait la gentillesse plus difficile à supporter que le mépris. Le mépris, elle pouvait l’encaisser, tisser autour d’elle une armure, un mur de colère, d’hostilité et de douleur. Le mépris était chaud et brillant, redoutable. La gentillesse réduisait à néant le peu de forces qui lui restait, si bien qu’enfin elle raconta tout. »

Harmony est un personnage détestable. Mais doit-on la détester pour autant ? Claire North nous laisse décider en mettant à notre disposition toutes les informations nécessaires mais nous met en garde aussi contre un jugement hâtif. Car Sweet Harmony n’est pas construit de manière chronologique, ce qui, outre l’intérêt narratif, nous oblige constamment à faire preuve d’un peu de nuance, si ce n’est de compréhension. Harmony est d’abord victime d’une véritable addiction – celles à la chirurgie esthétique ou aux tatouages sont réelles – et personne ne peut l’aider : les nanos sont le problème, mais aussi la solution… payante. La vie passée de l’héroïne se dévoile au fil des chapitres, entre déboires sexuelles, une vie amoureuse sous emprise toxique, une relation maternelle qui, en dépit d’un amour indéniable, reste dysfonctionnelle. Enfin, il y a toute la pression sociale, entre collègues de travail, médias et réseaux sociaux qui poussent sans cesse à une superficialité juteuse. Beau et en bonne santé sans efforts, mais à un coût. Ainsi, il est facile de lui en vouloir, de mépriser ou de la détester en la voyant évoluer, hésiter et se débattre, ou pas, avec ses démons. En fonction de votre propre sensibilité et de vos expériences, voire vos propres travers, vous pourrez peut-être la condamner, la prendre en pitié ou la comprendre.

Sweet Harmony nous parle d’un capitalisme dérégulé et triomphant avec morgue, où la science sans conscience devient ruine de l’âme, du corps, et ruine tout court.

Vous aimerez si vous aimez les boutons et détester les gens.

Les +

  • La construction, maligne.
  • Harmony, oui oui.
  • L’idée de base, tellement bien traitée.
  • Aurélien Police, qui s’est encore surpassé avec cette couverture.
  • La traduction de Michel Pagel. Evidemment.

Les –

  • Crédible et, comme diraient les djeuns – du moins il y a quelques mois – malaisant.

Sweet Harmony sur la blogosphère : Yujine parle de (dé)construction, Brillant et acerbe pour Célinedanaë.

Résumé éditeur

Londres. Bientôt.
Jeune et belle, Harmony Meads est promise à un avenir radieux. Sa carrière d’agente immobilière pour yuppies file vers les sommets, et le couple qu’elle forme avec Jiannis fait sensation dans les soirées les plus courues de la City. Pourtant, Harmony a un problème. Là. Sur le menton. Juste un petit bouton. Pas méchant, trois fois rien, mais bien là. Or, ce bouton est une impossibilité. Ses nombreux abonnements à Fullife, son fournisseur de santé, assurent le parfait réglage de ses nanos, et sa kyrielle d’extensions — Derméclat, Réveil en Beauté, Fraîche et Guillerette, Fini le Dentiste, Puissant Maintien, Prenez le Contrôle — garantissent à Harmony l’éclat d’une jeunesse insolente, et une efficience maximum en toutes circonstances. Certes. Mais alors, ce bouton ? Ne pourrait-il pas s’avérer un symptôme ? Car être la meilleure version de soi-même a un prix. Un prix élevé, à vrai dire… Pour Harmony Meads, il se pourrait que l’heure de s’en acquitter ait sonné.

Sweet Harmony de Claire North, traduction de Michel Pagel, couverture d’Aurélien Police, aux éditions Le Bélial, collection Une Heure Lumière (2024, parution VO en 2020), 160 pages.

9 commentaires sur “Chronique – Sweet Harmony, Claire North

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  1. (pardon je galère pour laisser mon commentaire, je suis navrée si je fais doublon).

    Elle m’a fait bcp de peine, Harmony. Je me suis moquée d’elle d’abord mais sa descente aux enfers et le final m’ont bcp peinée oui.

    Je me suis demandé si j’aurais fait mieux ou autrement, si j’aurais su résister à la tentation d’un petit nano, juste un, d’un abonnement en un clic.

    Je trouve que cette novella est terrible et terriblement juste parce qu’il y a du Harmony en chacun de nous et que ça ressort nos travers dans notre société actuelle…

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