La littérature, voire l’art en général, oscille toujours entre au moins deux fonctions : divertir et faire réfléchir. Si vous avez dans votre entourage un gardien du temple qui croit encore que la SF ne se cantonne qu’à la première, mettez lui La monture entre les mains. Je profite d’ailleurs de cette saillie (désolé…) pour remercier les éditions J’ai lu, et avant elles les éditions Argyll, quant à la prise de risque que peut représenter la publication d’un tel roman. En effet, il s’agit de la première traduction de cette autrice en France, largement méconnue, pour un texte qui a déjà plus d’une vingtaine d’années. Certes, il a été distingué du prix Philip K. Dick en 2003, ce qui est un marqueur d’un roman qui s’est… démarqué (désolé bis) mais le sujet n’en est pas moins extrêmement risqué.
Dans La monture, l’autrice nous raconte l’histoire d’une humanité domestiquée par des extraterrestres et aborde donc les thèmes de l’éducation, de la liberté, en faisant preuve d’une remarquable subtilité.
La Terre a été colonisée par les Hoots il y a de cela relativement longtemps. Ce sont des créatures aux sens très développés, à priori très intelligentes, dotées de très grandes et puissantes mains mais dont les jambes sont tellement chétives qu’elles sont quasiment incapables de se mouvoir seules. J’emploie à dessein de nombreuses précautions de langage car nous ne savons finalement pas grand chose d’eux : le récit est à la première personne, presque exclusivement du point de vue des humains, qui sont les asservis de l’histoire. Charley, le narrateur, nous raconte ce que ses maitres lui ont appris. Si les sens des Hoots semblent effectivement supérieurs à ceux des humains, l’intelligence tient surtout au rapport de domination ; quant à leur incapacité à se déplacer, il est difficile de savoir si elle est innée ou liée à l’arrivée sur Terre, et pourrait donc tout à fait être le résultat d’une gravité trop élevée. L’invasion est peut-être accidentelle et la colonisation un réflexe pragmatique de survie, appuyée par une technologie supérieure, voire à un temps de crise ou décadence de l’humanité.
« Ils n’arrêtent pas de dire que les seuls qui soient vraiment libres, c’est nous. Ils s’arrêtent : « Où serions-nous sans vos fidèles et sûrs appuis ? » Et puis ils battent des oreilles (c’est leur rire) tellement ils sont heureux de nous avoir. C’est facile à comprendre, que feraient-ils sans nous ? Dans leurs maisons, ils doivent se déplacer en se traînant sur de petits tabourets. Je n’aimerais pas ça du tout. Nous sommes vraiment les plus chanceux. »
Désormais, l’humanité sert de monture aux Hoots pour leurs déplacements extérieurs. L’autrice transpose tous les éléments liés à l’équitation, dans toutes ses dimensions. Il y a bien sûr la monte à proprement parler, ou montures et cavaliers doivent apprendre tous les gestes et techniques pour se comprendre réciproquement, apprentissage basé sur un équilibre subtil – et variable – de récompenses et de punitions. Ce qui fait l’esthétique de l’équitation est également présent puisque les Hoots ne veulent pas simplement des montures capables de les transporter : ils souhaitent aussi des humains agréables à regarder, musclés et élancés, sans cicatrices. Le nez du narrateur doit par exemple être « réparé » pour correspondre davantage à leurs critères de beauté et le contrôle de la reproduction est de mise. Le roman provoque donc très rapidement un malaise car les montures sont conscientes… et ce sont des humains. Le dressage répétitif est donc accompagné d’une intense propagande qui présente cette sujétion comme une faveur, les Hoots répétant à l’envi qu’ils sont un peuple qui n’est que bonté et amour. Le malaise, et le propos du roman, est absolu quand on réalise que Charley est heureux, et qu’il désire l’être davantage, ce qui ne peut passer que par l’affection de Petit Maître, son cavalier.
« Puis mon père m’a demandé ce que cela signifiait d’être un humain. Je n’étais pas sûr que ce que soit une bonne question, mais je l’ai acceptée et j’ai dit que je ne savais pas. Il ne me l’a pas dit. Comment suis-je censé savoir si personne ne me le dit ? C’est comme crois de bois et les dinosaures. On ne sort pas un beau matin pour découvrir ce genre de choses par soi-même. Quelqu’un doit me mettre sur la bonne voie. Je me demande si Petit-Maître sait ce que cela signifie d’être humain. Mais il a été privé des leçons des Hoots depuis longtemps. Lui et moi savons pratiquement les mêmes choses désormais.
Et puis il y a une autre question : dois-je vraiment savoir ce que cela signifie d’être un être humain ? »
Le roman a donc des allures de dystopie, où l’aliénation n’est perçue par le lecteur qu’à travers sa propre expérience. La quête de liberté devient donc l’enjeu majeur, surtout après l’apparition du père du narrateur, qui fait fonction de héros et chef de la résistance, sans pour autant tomber dans le récit de soulèvement. L’horreur de la domination est alors incarnée par le mors, qui blesse et déforme les bouches au point de rendre le langage presque impossible et que Charley appelle pourtant de ses vœux. L’autre genre du roman est celui de l’apprentissage : monture et cavalier sont des enfants au début de l’histoire, très liés par l’affection qu’ils se vouent et finalement peu instruits du monde. L’autrice n’hésite pas à faire des ellipses pour faire grandir ses personnages qui passent de l’enfance à l’adolescence, en intriquant rébellion adolescente et révolte politique ou encore amitié, affection et amour. Les personnages hésitent, découvrent et se découvrent, et surtout oscillent entre respecter un ordre social, infâme mais finalement rassurant, ou tenter autre chose. C’est là la plus grande force de la Monture : à aucun moment l’autrice ne tombe dans le piège du simplisme manichéen.
La monture est un roman déstabilisant et exigeant. Le postulat nous renvoie à notre propre rapport au monde et à la domination qui nous caractérise. Le choix de narration permet à l’autrice de s’effacer et à aucun moment elle n’impose un point de vue : ceux-ci sont tous représentés et permettent au lecteur de décider, ou du moins de réfléchir, et d’inventer la fin.
Vous aimerez si vous aimez la SF qui interroge l’humanité.
Les +
- L’idée initiale
- La couverture, qui saisit parfaitement l’essence du récit
- Fin et intelligent
Les –
- Le postulat que certains trouveront très dérangeant, voire insoutenable
- Une fin ouverte, volontairement, mais qui peut être frustrante
Retours choisis de La monture sur la blogosphère : Ombre, ancienne cavalière, l’a trouvé « brillant », Le Chroniqueur revient notamment sur tous les éléments qui expriment le rapport de domination.
Résumé éditeur
Non contents d’avoir colonisé la Terre, les Hoots, créatures extraterrestres malingres aux jambes trop faibles pour les porter, ont réduit les humains à l’état de bêtes de selle. Jeune humain d’apparat, Charley est destiné à devenir la monture du prince héritier des Hoots. Mais la troublante considération que lui porte son petit maître et sa rencontre avec son père, humain sauvage réfugié dans les montagnes, vont faire prendre conscience à Charley de son humanité perdue. Commence alors pour le garçon et le Hoot un long voyage initiatique qui les mènera loin sur le chemin de la compréhension mutuelle.
La monture de Carol Emshwiller, traduction de Patrick Dechesne, aux éditions J’ai lu (2023, première édition VF en 2021 aux éditions Argyll, parution VO en 2002), 288 pages.
Prix Philip K. Dick 2003

oh tiens je ne savais pas qu’il était sorti en poche. Un roman qui m’a souvent tentée sans que je saute le pas, sans savoir trop pourquoi.
Sa parution en petit format va m’y pousser davantage.
Merci pour ton avis éclairant !
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J’ai beaucoup aimé mais il faut vraiment savoir à quoi s’attendre 😉
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Effectivement il gratte là où ça dérange et c’est bien pour ça qu’il est marquant. Une excellente lecture donc j’adore la couverture poche faisant bien écho à celle en grand format
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Oui j’aime bien l’esprit des deux couvertures 🙂
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Pas sûre d’aimer, mais je pense tenter ma chance avec le format poche, on ne sait jamais !
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C’est très particulier et ça demande de savoir ce qu’on va lire. J’arrive quand même à le conseiller car ça reste court.
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