Chronique – Planetfall, Emma Newman

J’ai déjà évoqué l’excellente initiative de Vert et son tag Autrices incontournables en SFFF (qui a atteint sa 102 participation le 12 août ; voici le lien de ma propre participation) et, toujours envieux, boulimique même, d’enrichir ma PAL et ma culture des auteurs et autrices de la SFFF, je profite de ces listes quintessencielles pour picorer, voire piller joyeusement.

Planetfall d’Emma Newman apparait dans les 10 titres cités par Vert elle-même. Le livre m’avait déjà été conseillé à plusieurs reprises mais se trainait un peu au purgatoire de la wish list ; néanmoins ce tag, associé au challenge Summer Star Wars, ainsi que l’inquiétude ne pas pouvoir me le procurer – le livre n’a malheureusement pas eu le succès qu’il aurait dû – l’ont fait sortir de la zone grise pour être acheté, puis lu dans la foulée. C’est l’occasion pour moi d’exprimer ce que d’autres ressentent sûrement aussi, pour ce récit ou un autre : la frustration face à l’échec d’un livre qui a tellement de qualités, alors que des romans (bien plus) mauvais fonctionnent. Car avec Planetfall, Emma Newman propose un remarquable et original roman de colonisation, à la narration ingénieuse et surtout peuplé, hanté, de personnages aux lourds stigmates.

Il s’agit de mon deuxième retour dans le cadre du Summer SW 2022 !

Planetfall est un roman de colonisation comme il me semble y en avoir beaucoup, notamment dans la SF récente – le thème serait-il de plus en plus porteur au vu du contexte eschatologique ? – comme Semiosis ou Le moineau de Dieu, déjà plus ancien. Mais Planetfall m’a fait penser à ce dernier, surtout en raison de la place importante de la thématique religieuse. Ici, il ne s’agit pas de fuir une Terre invivable, même si tout n’y est pas rose, mais plutôt de se rendre sur une planète qui aurait été Révélée par un message sacré, presque une forme d’Exode. Seulement, tout a dérapé, à au moins deux reprises. D’une part, le voyage n’a pas été une totale réussite avec son lot d’accidents et de choix cornéliens qu’il a fallu faire ; d’autre part, il y a ce mystère qui entoure la planète et ses structures cyclopéennes, ainsi que la disparition de Lee Suh-Mi, prophétesse charismatique qui avait reçu lesdites visions. Le livre d’Emma Newman fait preuve d’une belle originalité avec cette colonisation sur le fil du rasoir. En dépit de technologies très avancées, notamment des imprimantes universelles ou encore d’un réseau virtuel, et l’absence (ou pas) d’aliens autochtones belliqueux ou dangereux, la survie des colons est précaire – ou du moins, ils n’ont pas essaimé et rebâti totalement quelque chose. Dès le début, on est fasciné par cette expédition sur un motif dont la rationalité est questionnée, avec un casting qui n’est pas aussi parfait qu’il le semblerait, des fondations extrêmement fragiles, surtout si on ajoute une couche de dogmatisme religieux.

« Je n’ai pas traversé ce portail depuis longtemps. Il n’y a rien à voir de ce côté de la colonie, et le filet de capteurs s’entretient tout seul. Des animaux s’aventurent parfois dans les environs, mais ils ont tendance à rester hors de portée des senseurs longue-distance. Kay dit que la cité de Dieu émet quelque chose qui les tient à l’écart : je me rallie volontiers à sa théorie, même si elle n’en voit pas toujours le bout, après toutes ces années. Comme nous tous, d’autres préoccupations l’accaparent. Des choses plus urgentes. »

Ecrire un récit de ce genre est un exercice formel difficile. Emma Newman veut instaurer une tension dès le début, une ambiance lourde, proche du désespoir. Il aurait été piégeux de faire un récit chronologique, avec la découverte de la planète, la préparation de l’expédition, le voyage, l’arrivée… Dans le Moineau de Dieu, l’autrice avait fait le choix d’alterner les deux narrations, pour obtenir un effet réussi de contraste. Dans Planetfall, l’autrice veut conserver le plus de mystère possible, sans totalement perdre le lecteur ou la lectrice et le dosage est parfaitement réussi. Elle utilise les dialogues, notamment pour présenter les débats liés aux incidents à l’arrivée, mais aussi les enregistrements vidéos et surtout les souvenirs qui remontent à la surface, souvent aux moments les plus inappropriés. Par petites touches, on devine une expédition qui a frôlé la catastrophe et une colonie profondément bancale, en dépit de son relatif succès. Le choix du récit à la première personne est approprié et maitrisé ; parfois, pour d’autres textes, j’ai l’impression que le narrateur en sait un peu trop et qu’il y a de ce fait presque confusion avec l’auteur. L’héroïne de Planetfall n’est pas omnisciente – même si son statut fait qu’elle en sait bien davantage que les autres colons – et nous ne savons donc que ce qu’elle voit et pense, ce qu’elle veut bien voir et bien penser.

« Arpenter la cité de Dieu me donne l’impression d’errer dans les intestins d’une créature gargantuesque, à la façon dont les tunnels suintent et se tordent. Bien que nos maisons soient cultivées à partir de matériaux organiques, cet endroit paraît plus proche de l’intérieur d’un être vivant, d’une créature à mi-chemin entre les règnes végétal et animal tels que nous les entendions sur Terre.
Ce n’est pas la première fois que j’imagine la cité de Dieu comme une bête tapie dans les profondeurs de la Terre, insouciante des vies minuscules rampant à travers elle. Je n’ai jamais rien vu qui suggère autre chose qu’une nature organique mais je suspecte plus volontiers une prouesse d’architecture biologique de synthèse – comme nos maisons, à une autre échelle, et née d’un esprit extraterrestre. »

Ce « je » est une astuce d’écriture pour surprendre le lectorat mais c’est aussi le moyen de créer de l’empathie vis à vis de l’héroïne. Emma Newman s’interroge sur les motivations qui peuvent pousser à quitter la Terre et à aller s’installer et sur une autre planète : c’est une forme de mise en garde. Loin de l’histoire de pionnier ou, après quelques péripéties, tout est bien qui finit bien, les personnages qui peuplent Planetfall sont cabossés, mais par des épreuves ordinaires, qui est le lot de la plupart des vies humaines : séparation, deuils, mauvaises décisions que l’on enfouit… Si vous n’aimez pas les histoires où les personnages font des erreurs et ne les assument pas, du genre à vous faire crier de frustration – feriez vous mieux ? – vous pouvez passer votre chemin. Les personnages sont vraiment la grande force du récit, on découvre leurs secrets et leurs souffrances quand on égrène les pages, qui s’enchainent toutes seules. Je ne vous révèlerai rien car les surprises sont liées aux secrets des personnages, mais Emma Newman introduit des thématiques très rares dans le champ de la SF.

Planetfall est un roman brillant, construit avec une rigueur implacable où toutes les pièces s’emboitent petit à petit et dessinent un puzzle édifiant, qui en profite pour rompre avec tous les utopies de colonisation outre terrienne.

Vous aimerez si vous cherchez un Planet Opera original, qui mêle histoire intime et planétaire.

Les +

  • Original
  • La construction qui en fait un page turner redoutable
  • Des personnages parfaitement ciselés

Les –

  • N’a pas eu le succès mérité (néanmoins, c’est un tome 1 qui se suffit à lui-même)

Planetfall sur la blogosphère : Lianne a été la première à me le conseiller et a beaucoup aimé (c’est un excellent car nous ne sommes pas souvent unanimes) ; coup de cœur pour Célinedanaë.

Résumé éditeur

Touchée par la grâce, Lee Suh-Mi a reçu la vision d’une planète lointaine, un éden où serait révélé aux hommes le secret de leur place dans l’Univers. Sa conviction est telle qu’elle a entraîné plusieurs centaines de fidèles dans ce voyage sans retour à la rencontre de leur créateur. Vingt-deux ans se sont écoulés depuis qu’ils ont établi leur colonie au pied d’une énigmatique structure extraterrestre, la Cité de Dieu, dans laquelle Lee Suh-Mi a disparu depuis lors.

Planetfall de Emma Newman, traduction de Racquel Jemint, couverture de Anxo Amarelle, aux éditions J’ai lu (2018, première édition française chez Nouveaux millénaires en 2017, parution VO en 2015), 320 pages.

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