Chronique – Galeux, Stephen Graham Jones

Lire exclusivement du format de poche c’est être contraint à l’attente, voire à l’angoisse – hyperbole – que le livre repéré lors de sa sortie en grand format ne soit finalement jamais publié dans sa version miniature. Galeux faisait partie de ces livres, au point où je commençais sérieusement à ne plus attendre. Il faut dire que Steph, qui a le chic pour identifier ce qui peut me plaire, me l’avait bien vendu. Finalement, c’est dans un Bifrost que j’ai vu l’annonce tant attendue : l’édition poche, chez Pocket, avec en prime une couverture superbe, qui saisit parfaitement l’ambiance du récit.

Marraine avait raison, c’est un roman que j’ai trouvé excellent. Stephen Graham Jones arrive à rendre réaliste, presque crédible, le mythe du garou. Il ne s’agit néanmoins pas d’un récit d’horreur, ou alors juste un peu, mais plutôt d’une plongée dans les Etats-Unis des marges. Le récit se dévore – désolé – grâce à la maitrise et à la plume astucieuse de l’auteur.

La figure du loup-garou apparait essentiellement dans des récits d’horreur ou d’urban fantasy, et ses dérivés. Stephen Graham Jones décide de prendre le contre-pied de ces histoires et d’en déconstruire, en grande partie, les habitudes et clichés. Son postulat est donc clair : quelles sont les conséquences possibles de la transformation d’un humain en loup, et vice-versa ? Même s’il triche un peu en mentionnant de manière allusive la question de la conservation des masses, force est de constater l’approche exhaustive du problème. La liste serait longue et gâcherait la surprise d’une éventuelle lecture mais il pose de nombreuses questions, et y répond. Quelle serait la tenue la plus adaptée, forme et matière, pour supporter et permettre sans danger de tels changements de forme ? La transformation n’étant que partiellement contrôlée, quels sont les moments les plus dangereux ? Chacun de ces exemples, ainsi que l’anecdote qui l’accompagne, donne une touche surprenante réalisme, mais est aussi vecteur d’humour tant certaines situations paraissent incongrues, burlesques ou pathétiques. L’interrogation la plus intéressante est celle qui tourne autour de la nourriture qui se retrouve subitement d’un estomac humain à un estomac de loup, ce qui n’est pas, au contraire même, la situation la plus périlleuse.

« Pourtant, voitures et autoroutes ne sont pas seules responsables de notre mortalité. Le monde moderne est, par nature, fatal aux loups-garous.
Prenez les frites, pour commencer.
L’idée, m’avait expliqué Libby en changeant de main sur le fin volant de la Delta 88, le regard braqué droit devant comme pour transpercer la nuit, l’idée, c’est que les loups-garous pensent brûler toutes leurs calories à la prochaine métamorphose. Ce en quoi ils n’ont pas tort : non seulement les calories des frites y passent, mais bien plus encore. Sauf que les calories ne constituent pas le réel danger des frites. Le problème, c’est qu’une fois qu’on y a pris goût, leur odeur salée caractéristique risque fort de vous interrompre en pleine chasse au sanglier ou en plein déterrage de lapins dans un pré – toutes activités respectables. Votre conscience humaine vous aurait averti de ne pas suivre cette piste, si vous en aviez encore une. La raison l’aurait déconseillé.
Mais vous ne réfléchissez pas en ces termes. »

Subvenir à ses besoins, et surtout se nourrir, est la priorité de nos trois personnages. Or, quand on est un garou, et donc incapable d’être tout le temps dans le contrôle – ce qu’ils ne souhaitent d’ailleurs pas – il est impossible de rester bien longtemps au même endroit. Les protagonistes de Galeux sont par conséquent nomades et arpentent les Etats du sud, en fonction de la suspicion qu’ils provoquent et des méfaits accomplis. Stephen Graham Jones décrit, avec un regard attendri, l’Amérique qui vivote de petits boulots en petits boulots, dans ces zones périurbaines, loin des lieux de pouvoir. Les garous sont ambivalents, tour à tour chasseurs et gibiers, prompts a mépriser les « simples » humains tout en les fréquentant, voire les enviant un peu. Les garous font face à la modernité, nostalgiques d’une époque révolue où il était plus facile pour eux de se déplacer et surtout de se nourrir, tout en admettant que la modernité, voitures et jeux télévisés en tête, ont aussi leurs attraits.

« « J’ai dit que j’aimais la viande« , insiste l’oncle du biologiste. Il contourne alors la tante, arrache le bébé des bras de la mère en pantalon blanc. Le bébé hurle déjà. Parce que les bébés reconnaissent toujours un loup-garou. Plus vite que les chiens, même, ou les chevaux. « C’est ce que tu veux, hein ? » crache l’oncle, l’enfant à bout de bras, hors de portée de la mère en pantalon blanc ; d’un geste, il intime l’ordre à sa copine de rester à l’écart afin de pouvoir feindre d’abaisser le nourrisson vers sa bouche béante. Le biologiste sait très bien comment réagir dans ce genre de situation, il pousse son caddie et se glisse dans le rayon voisin.
là, il y a les bouteilles de coca, les chips et les cacahuètes que l’ouragan a laissé.
»

L’intrigue est donc relativement ténue : la petite famille vagabonde d’un point A à un point B, d’une fuite à une autre. Pourtant Galeux est un livre addictif, qui se lit vite. On s’attache à ces personnages, qui nous paraissent bien humains. Il y a Libby et Darren, respectivement tante et oncle, soeur jumelle de la mère et du jeune narrateur et mentor chien fou. Le héros n’est pas nommé : un chapitre sur deux est raconté à la première personne, l’autre raconte un moment du passé, à la troisième personne, et emploie un mot ou expression en fonction du jeu imaginaire de l’époque, successivement American Ninja ou Lone Ranger. Ce procédé narratif est d’une redoutable efficacité : elle assure le rythme du livre, distille des informations – ou plutôt des suppositions ou légendes – quant aux garous et aux ancêtres. Un élément évoqué quelques pages ou chapitres plus tôt est soudain éclairé par un nouvel évènement ou un gain de maturité du narrateur. Chaque chapitre fonctionne comme une courte nouvelle, avec une tension qui grandit quand on s’approche du dénouement final. Enfin, il y a une question qui traverse Galeux : le héros est-il un garou à part entière ? Adolescent puis jeune adulte, il attend le moment où il sera capable de se transformer et de mordre à pleins crocs cette vie promise et fantasmée.

Galeux revisite avec brio le mythe du garou, entre réalisme, affection et humour, mais surtout sans tomber dans le piège de la description d’une société parallèle à celle des humains. Moins garous que la littérature habituelle, et pourtant moins anthropomorphes. Davantage garous donc.

Vous aimerez si vous aimez les griffes, les crocs, les voitures pourries et le steak cru.

Les +

  • La couverture, absolument parfaite
  • Des loups-garous crédibles
  • Des personnages bien ciselés

Les –

  • Il faut parfois avoir le cœur un peu accroché

Galeux sur la blogosphère : Un vrai coup de cœur pour Steph, bien plus spécialiste de ces bestioles que moi ; Le chroniqueur a aussi beaucoup aimé et le remet en perspective.

Résumé éditeur

« Mon grand-père était un loup-garou. »
Les loups-garous existent-ils ? En tout cas, son grand-père en connaît, des anecdotes et des histoires fantastiques sur eux. Mais lui, l’enfant de dix ans, ne parvient pas encore à savoir s’il s’agit de légendes familiales issues des divagations de son Grandpa ou la réalité. Pourtant, la nature sauvage de son oncle Darren, la protection animale de sa tante Libby et les événements étranges qui les ont jetés sur la route semblent hurler le contraire.
À mesure que les années passent, le jeune narrateur anonyme sent que derrière les contes se cache la vérité de sa condition. Alors, pourquoi lui ne se transforme-t-il pas ? Et comment trouver sa place dans cette société américaine qui rejette à la marge les pauvres, les anormaux… les galeux ?

Galeux de Stephen Graham Jones, traduction de Mathilde Montier, couverture de Julien Rico, aux éditions Pocket (présente édition de 2022, première édition VF 2020 à La Volte, VO de 2016), 400 pages.

5 commentaires sur “Chronique – Galeux, Stephen Graham Jones

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  1. Il y a tellement longtemps qu’il est dans ma PAL!!! J’ai hâte de le le découvrir, mais bizarrement à chaque fois il y a un autre récit qui passe avant…..Il va vraiment falloir que je le fasse remonter. merci pour ta chronique

    Aimé par 1 personne

  2. L’un des derniers titres que j’ai reçu de Pocket. J’étais attirée par ce que je percevais comme une nouvelle perspective pour parler de lycanthropie et le fait que tu parles de réalisme et de coeur accroché, me conforte dans mon choix. J’en suis ravie !

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