Cochrane VS Cthulhu de Gilberto Villarroel
J’ai découvert Lovecraft et son « mythe de Cthulhu » durant mes années lycée, au cœur des années 90, d’abord par le jeu de rôle puis, curiosité oblige, par les recueils de nouvelles éditées déjà à l’époque chez Pocket et libellées « H.P. Lovecraft et A. Derleth présentent » (instant nostalgie avec ces couvertures argentées et le début du texte sur la couverture…). J’ai immédiatement adhéré, ce qui est surprenant car je suis plutôt du genre trouillard, carrément pleutre même, et j’ai depuis continué à lire du Lovecraft et à explorer les adaptations en romans ou sur d’autres supports. De plus, je viens de recevoir la sublime intégrale chez Mnémos pour laquelle, comme beaucoup je crois, j’avais contribué au financement participatif . D’ailleurs, le tentacule n’a jamais été autant à la mode (vive ma bannière !), et libre de droits, comme l’indiquent les adaptations, classiques ou pulp, comme Les dossiers Cthulhu (Tentacules VS Holmes), Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu (Tentacules VS Parisienne) ou encore l’hommage non dissimulé dans Kraken (Tentacules VS zoologiste spécialisé en tentacules).
Dans ce cas, une uchronie napoléonienne, avec une couverture exhibant Fort Boyard et donc régressive au-delà du lycée, se devait d’atterrir dans ma PAL. Aucun mensonge dans cette couverture et ce titre, nous avons du Cochrane dans un décor atlantique historique, du Cthulhu, et du versus. Mais qui gagne ?
À la lecture de la biographie de l’auteur chilien, on comprend tout de suite que le personnage qui donne son nom au roman, ainsi que le contexte, sont des éléments qui lui tiennent à cœur et que l’érudition sera probablement au rendez-vous. En effet, Gilberto Villarroel est notamment auteur d’un documentaire consacré à Thomas Cochrane, amiral et homme politique britannique qui incarne, et inspira, la figure romanesque du précurseur génial et incompris, à l’honneur monolithique, pour ne pas dire cyclopéen. Le récit se déroule pendant sa disgrâce, durant les Cent-Jours, une période elle-même propice à l’aventure au sein du presque mondialement connu Fort Boyard. La maitrise de la période dont fait preuve l’écrivain est indéniable, entre descriptions de l’équipement et armement des soldats, anecdotes et récits de batailles navales à la gloire du machiavélique (oui, sont sens de l’honneur lui est assez propre) écossais ou récits de la situation française en début de XIXe siècle. Tous ces éléments historiques témoignent du sérieux et de la quantité de travail de documentation abattu par Gilberto Villarroel, mais ce dernier tombe parfois dans le piège de l’érudit qui veut trop en dire, peut-être par passion ou peur de manquer de légitimité. Si ces passages sont intéressants au début, ils sont trop répétitifs et nuisent parfois à l’ambiance en déséquilibrant le récit. Pourtant, il montre qu’il est capable de repérer les éléments au carrefour de l’Histoire et de l’horreur lovecraftienne en introduisant les frères Champollion. Les égyptologues paraissent à la fois mieux armés que des soldats car au fait de langues anciennes et de légendes, mais bien moins aptes, physiquement et psychologiquement, à affronter les réalités du mythe. L’indécision entre leur soif de savoir quasi suicidaire et leur terreur face aux rejetons du Grand Ancien font des moments où ils apparaissent parmi les plus réussis du roman, dans lequel ils ont toute leur place.
« La grotesque figure anthropomorphe, aux yeux sans pupilles ni paupières qui évoquaient diverses bêtes sans en être une en particulier, retrouvait la lumière oscillante de la lampe à huile du capitaine Eonet.
– Où avez-vous trouvé cette statue ? Demanda Champollion le Jeune, surpris.
– Ce sont les tailleurs de pierre qui ont travaillé sur les fondations du fort qui l’ont découverte. D’autres racontent que la mer l’a charriée jusqu’aux amas de rochers, au cours des dernières journées de construction de fort Boyard. Les maçons l’ont cachée dans la cave et c’est là que je l’ai trouvée. Je l’ai envoyée à Paris et ils me l’ont renvoyée presque sur-le-champ en me disant de la remettre aux deux érudits qui venaient de Grenoble jusqu’ici pour étudier la tablette incrustée dans la roche. Je l’ai gardée pour vous, mais les évènements de la nuit m’ont tenu, comme vous le savez maintenant, trop occupé pour que je repense à cette question d’archéologie.
Les frères Champollion firent lentement le tour du bureau, pour observer la statue sous tous ses angles, comme s’ils n’osaient pas la toucher.
– Représenter ce dieu, d’après la tablette, est interdit. Cette sculpture est le travail d’un hérétique, qui a sûrement payé de sa vie cette insolence, dit Champollion le Jeune. »
Qui dit Cthulhu dit récit horrifique et Gilberto Villarroel s’en tire plutôt bien à ce sujet. L’essentiel des scènes se situe à la nuit tombée, en pleine tempête, ce qui ne facilite pas la tâche de nos pauvres soldats rapidement assiégés. Le choix de fort Boyard est particulièrement judicieux : c’est isolé, à la merci d’une potentielle attaque, qu’elle soit britannique ou surnaturelle. La question du ravitaillement, en munitions ou en vivres, doublée de celle des renforts est cruciale. L’auteur fait monter la pression en décrivant le coût humain de la résistance, ainsi que la situation de stress, puis de terreur. Rapidement, les esprits les plus faibles et les plus vils craquent et deviennent une menace intérieure. La menace monte crescendo, au fil des vagues d’assauts. La tension est également intellectuelle avec la remise en cause des connaissances académiques : chronologie, géographie, mathématiques… sont balayées par la réalité qu’incarne le mythe. Villarroel a parfaitement étudié la nouvelle L’appel de Cthulhu et on retrouve dans son roman de nombreux éléments emblématiques comme l’idole, le lien avec des cultes anciens, les scènes de navigation, jusqu’au réveil du dieu endormi mais la lecture préalable de la nouvelle n’est pas du tout un passage obligé.
« – Pour ma part, déclara le Français, si je ne meurs pas sur le champ de bataille, un bon peloton d’exécution me conviendra bien, auquel je ferai face debout et sans bandages sur les yeux. Il faut toujours regarder la mort en face.
– Amen, dit Lord Cochrane. Mais pour moi, les batailles victorieuses sont celles desquelles on sort vivants. Et c’est pour cela que nous lutterons. Allez, capitaine, montrez-moi fort Boyard et je vous fournirai des armes avec lesquelles nous nous défendrons de nos sinistres ennemis. »
Au fil du livre, l’ambiance change petit à petit pour s’orienter vers du Pulp. Ceci est somme toute logique car, si les nouvelles de Lovecraft mettaient en scène des quidams peu préparés à affronter les horreurs, il s’agit ici du grand Cochrane, bien décidé à ne pas mourir sans combattre, et même à triompher. Cette attitude est de surcroit renforcée par la rivalité qui l’oppose aux Français. Les déclarations d’honneur militaire émaillent le texte, à la limite de la compétition virile. L’auteur est véritablement fasciné par son héros, à qui il prête une inventivité et un courage quasiment sans limites : il lui fallait donc un adversaire à sa hauteur. Le titre n’est pas mensonger, il s’agit bien d’un affrontement et en tant que joueur du jeu de rôle, j’ai trouvé ça amusant. Attention, n’imaginez tout de même pas Cochrane comme un chasseur de kaijus avant l’heure : le rapport de force est inégal, la lutte désespérée. Cochrane VS Cthulhu tient totalement les promesses de sa couverture !
Vous aimerez si les réécritures pulp de Lovecraft vous plaisent, loin du contexte habituel des Années folles.
Les +
- L’idée générale et le contexte qui fonctionnent très bien
- Une solide documentation
- Le personnage de Cochrane, archétype de l’aventurier ambivalent, ainsi que les frères Champollion
Les –
- Les autres personnages qui paraissent moins approfondis
- Parfois répétitif
Résumé éditeur
Avril 1815. Fort Boyard. Le capitaine Eonet jubile : il vient de capturer l’ennemi numéro un de Bonaparte, Lord Cochrane. Mais l’officier français n’est pas rassuré. Est-ce que le célèbre marin écossais ne se serait pas laissé prendre, afin de pénétrer la forteresse et d’y espionner les troupes de l’Empereur ? Alors que commence un patient face-à-face entre les deux hommes de guerre, d’étranges créatures lancent un assaut sur la garnison. D’où viennent ces monstres ? Pourquoi attaquent-elles le fort ? Et si elles annonçaient le réveil d’une bête plus ancienne encore, terrifiante, cosmique : Cthulhu ?
Cochrane VS Cthulhu de Gilberto Villaroel, traduit par Jacques Fuentealba, aux éditions Pocket (2021 pour la présente édition, première édition française aux Forges de Vulcain en 2020, parution VO en 2016), 480 pages.
Très belle chronique, franchement ça me donne envie de lire ce livre qui est dans ma PAL. Tu penses que tu liras le 2e : Cochrane vs l’ordre des catacombes ?
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Oui il est assez probable que je le prenne s’il sort en poche. Ça se lit tout seul. Idéal entre deux bouquins plus ardus.
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Hum que ce livre est bien. J’attends la suite chez pocket (début 2022) avec impatience !
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