Cette semaine est consacrée à des novellas françaises dans la collection Une Heure Lumière. Après avoir parlé de Symposium Inc. ce mercredi, de Dragon il y a déjà quelques semaines et en attendant (im)patiemment Opexx à venir (je n’oublie pas Helstrid, que je n’ai pas encore acheté), je rattrape un retard honteux : j’ai lu Issa Elohim il y a quelques mois et il sédimentait dans la « pile de la honte », AKA pile des retours à faire, équivalent bloguesque du courrier en retard de Gaston.
Le délai ne s’explique pas par une déception, loin de là, mais en partie par la difficulté d’écriture de cette chronique. En effet, si le contexte de futur très proche, immédiat même, classe probablement Issa Elohim dans le genre de la SF, le mystère qui entoure Issa en fait un ouvrage qui traverse tout l’imaginaire. Surtout, l’histoire raconte tout en subtilité la manière dont la vie de ceux qui le rencontrent est bouleversée.
Laurent Kloetzer enracine son histoire dans un contexte puissant et malheureusement bien trop familier : ce que l’on nomme froidement la « crise migratoire ». Le livre est publié en 2018, à un moment où les drames en Méditerranée étaient le sujet d’actualité numéro un (le passé n’est pas de mise, 3000 personnes au moins étant décédées en tentant la traversée en 2021) et je ne pense pas me tromper en affirmant que l’auteur a été marqué par l’ampleur et l’horreur de cette tragédie. Issa Elohim semble se dérouler quelques années dans le futur et rien n’a changé : l’Union Européenne externalise toujours ses frontières, notamment à la Tunisie dans ce récit, via l’agence Frontex (mais qui ose inventer des noms pareils ?). Les Etats européens se sont recroquevillés, confiant volontiers les rênes du pouvoir à des dirigeants d’extrême-droite, notamment la Suisse qui n’a jamais autant apprécié sa situation enclavée. L’héroïne, Valentine Ziegler, est une citoyenne helvète qui se rend justement dans un camp tunisien Frontex – admirons l’oxymore – pour y préparer un reportage.
« On aurait dû faire du feu, mais on craignait de se faire repérer. Les gens n’aiment pas trop nous voir trainer et… il y a des histoires. On n’était que trois et on n’est pas trop costauds, on ne veut pas de problèmes. On a cherché un abri, il y avait une maison abandonnée le long de la route, on l’avait repérée à l’aller. On avait soif, faim, froid, on était fatigués (rires) ; Mehdi a tenu à faire sa prière puis on s’est allongés les uns contre les autres pour se tenir chaud. Je ne sais pas pourquoi on s’est réveillés. C’était… comme une voix qui nous appelait. »
Seulement, un des réfugiés n’est pas ordinaire : Issa serait un Elohim. Ce terme désigne des individus extraordinaires qui ne laissent aucune trace sur les enregistrements ou encore capables de « swapper », c’est à dire disparaitre puis de réapparaitre un peu loin, provoquant un black out par la même occasion. Surtout, ils ont une aura particulière, mélange de charisme et de bonté sans limites. Le doute est permis sur leur nature : probablement des aliens, mais dont les motivations seraient particulièrement nébuleuses et qui sont tout de même très humains ; ou peut-être des anges tant leur présence semble éveiller – sans volonté de leur part – la foi, des cultes étant même organisés. Et si Issa n’était qu’un simple affabulateur ? Quelques trucages, des complices, un brin de crédulité de le part des spectateurs et le tour est le joué, un titre de séjour est obtenu. C’est là que la plume de Laurent Kloetzer est parfaite. On voit finalement assez peu Issa mais le lecteur lui-même s’attache à ce mystérieux personnage et à sa simplicité. Aucun prosélytisme de la part d’Issa : son aura et son désintérêt suffisent.
« Ce que je voulais alors n’est toujours pas très clair. J’avais assisté à un miracle, un évènement fou dont je savais qu’il allait changer ma vie à jamais. J’étais loin de chez moi, de tous mes repères, loin des miens. »
Mais peu importe finalement la nature d’Issa ou même la réalité de ce qu’il est. L’influence, positive, sur ceux qui l’entourent et le côtoient est elle bien réelle. D’un côté Derivaz, ambassadeur et politicien d’extrême-droite, en partie par cynisme, fasciné par l’Elohim et qui a l’air d’avoir envie de croire, tout en étant bien gêné qu’Issa fasse finalement si musulman (rappelons à toute fin utile où sont nés les « trois grands monothéismes »…). De l’autre Valentine, privilégiée aux sensibilités de gauche mais individualiste de confort qui sent une foi naitre et l’envie d’aider ce petit groupe de réfugiés, à ses risques et périls, à défaut de pouvoir tous les aider. Le récit, écrit à la première personne et rétrospectivement – sans compter les interviews qui changent le point de vue – permet au lecteur ou la la lectrice de partager les doutes et l’envie (est-ce cela la foi ?) de Valentine.
Issa Elohim est donc la rencontre, jusqu’à la séparation, de plusieurs mondes. Ceux qui ont tout et sont bien décidés à le conserver face à ceux qui n’ont rien et qui prennent tous les risques pour obtenir une vie décente, voire rêvée. Le matérialisme et l’individualisme face à la foi et la fraternité. Issa est une touche de lumière au sein d’un camp, de l’Europe et du monde. Un texte étonnamment lumineux, empreint de mélancolie.
Vous aimerez si vous cherchez un peu de lumière.
Les +
- La crédibilité du contexte
- Les personnages, humains, avec leur complexité
- Issa
Les –
- Certaines et certains trouveront ça trop contemplatif
Issa Elohim sur la blogosphère : L’Ours inculte développe l’aspect messianique de la novella ; Elhyandra doute et cela fait partie du jeu.
Résumé éditeur
Europe. Demain.
Dérèglements climatiques, terrorisme et guerres confessionnelles secouent les restes d’un ordre mondial en miettes et jettent des millions de réfugiés sur les routes. L’horizon est fluctuant ; le monde se recroqueville face à un futur incertain et menaçant. Et puis il y a les Elohim — ou prétendus tels. Des êtres exceptionnels, mystérieux, porteurs d’un espoir nouveau, et qui semblent s’incarner sur Terre de manière aléatoire.
Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Que sont-ils ?
Valentine Ziegler est pigiste. Lorsque, depuis sa Suisse natale aussi préservée que sécurisée, elle entend parler de la présence possible d’un de ces êtres dans un camp de réfugiés tunisien géré par l’agence européenne Frontex, elle auto-finance en hâte son voyage dans l’espoir d’un reportage digne d’intérêt. Valentine est toutefois très loin d’imaginer au devant de quoi elle se précipite, l’étendue de la révolution à laquelle elle va se mesurer. Une possible épiphanie à même de changer sa vision du monde, si ce n’est le monde tout entier…
Issa Elohim. de Laurent Kloetzer, couverture d’Aurélien Police, aux éditions Le Bélial, collection Une Heure Lumière (2018), 128 pages.

Oh, ça a l’air très intéressant ça ! Et oddly d’actualité, encore un peu plus pour les helvètes ; le 15 mai, on est appelés aux urnes pour décider, notamment, pour décider si l’on fournira de l’argent et des personnels à Frontex… Ca va être intéressant à lire en cette semaine de votations.
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Le système démocratique suisse ne cesse de m’intriguer. Je vais guetter le résultat 😉
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