Dick devait fatalement arriver sur Mondes de poche. Il suffit d’acheter n’importe lequel de ses ouvrages, de consulter la page « du même auteur », pour constater l’œuvre pléthorique : 26 titres rien que chez J’ai lu ; l’exercice de recherche chez d’autres éditeurs donne des résultats équivalents. De plus, Dick est fréquemment réédité et plusieurs de ses titres, grands classiques, n’ont jamais été en rupture. Habituellement, c’est quand il est adapté au cinéma qu’il est de retour sous le feu des projecteurs mais il s’agit cette fois-ci de commémorer les 40 ans de son décès. Signe qui ne trompe pas, l’auteur a eu le droit aux honneurs d’émissions habituellement plus habituées à parler de culture « classique », comme La grande table culture en date de février 2022.
Je décide donc de profiter de ces multiples rééditions pour replonger dans les œuvres de cet auteur que je n’ai pas lu depuis plus de 20 ans. Ne sachant lequel piocher, j’ai choisi de manière pratiquement aléatoire : une couverture et un titre qui me plaisaient. Bonne pioche ! J’ai beaucoup aimé ce roman aux faux airs de space opera, teinté largement de folie, à l’ambiance marquée de vaudeville.
Les clans de la lune alphane prend place dans un futur indéterminé, même si un personnage se rappelle de sa jeunesse dans les années 70. L’humanité est capable d’aller dans l’espace assez facilement puisqu’il suffit d’emprunter une navette, ce qui parait aussi simple que de prendre un jet privé, et elle y a d’ailleurs rencontré de nombreuses espèces aliens, comme les puissants alphanes ou les gélatineux et télépathes ganymédiens. On retrouve aussi cette touche assez 60’s où les « pouvoirs psi » sont relativement courants au sein des différentes espèces, vaste fourre-tout de capacités plus ou moins bigarrées, sans réelle explication si ce n’est l’idée qu’ils se développeront en même temps que l’humanité. L’une des personnages est par exemple capable de remonter le temps sur quelques minutes et la télépathie ou la prescience ne sont d’ailleurs pas rares. La technologie est par contre – délicieusement ou dramatiquement, selon le goût de chacun – très rétro, Dick considérant que certains objets contemporains de son époque existent toujours dans le futur, photos et téléphones filaires par exemple. Cependant, il introduit aussi les simulacres, sortes d’androïdes quasiment autonomes (mais en fait programmés) qui peuvent également être contrôlés à distance.
« « Je suis pour l’instant en circuit fermé autonome, monsieur Rittersdorf, lui répondit un Mageboom tout sourire. M. Petri s’est déconnecté lorsque vous avez quitté votre conapt. Je fais du bon travail, vous ne trouvez pas ? Vous m’avez cru commandé à distance, alors que je ne l’étais pas. » Il semblait éminemment satisfait de lui-même. « En fait, déclara-t-il, je peux me conduire parfaitement durant toute la soirée, en circuit fermé ; je peux aller dans un bar avec vous, boire et fêter l’évènement, me comporter exactement comme un non-simulacre le ferait, peut-être même mieux à certains égards. » »
L’auteur nous livre ici un roman sur un de ses thèmes de prédilection, la folie. La lune alphane est en réalité quasiment un lieu de soin, voire de déportation, un hôpital géant en somme, pour des Terriens atteints de troubles mentaux. Mais, après une génération, ses habitants ont créé leur propre société, ont eu des enfants, et formé ainsi plusieurs clans, dont chacun correspond à une maladie. Les Pares sont des paranoïaques, les Skitz des schizophrènes et ainsi de suite… Chaque clan a donc une manière bien à lui de concevoir la société et des mœurs bien marqués. Même si – et heureusement – la médecine a largement progressé depuis et que certaines descriptions du livre sont donc archaïques, on aurait tort de crier à la moquerie ou au mépris. On ressent de la fascination et même de l’affection de la part de l’auteur, qui nous décrit une organisation sociale qui arrive finalement à fonctionner, de surcroit avec collégialité. Dick n’a d’ailleurs pas une vision manichéenne avec des fous d’un côté et des sains d’esprit de l’autre, où ces derniers seraient nécessairement plus heureux. Certains fous semblent parfaitement épanouis, alors que les Terriens – et les aliens – qui traversent cette histoire ne semblent pas si équilibrés que ça…
« « Qu’est-ce que c’était ? cria Elsie depuis la salle de bains. Encore une de tes prétendues transes ? Tu as vu quelque chose, Dieu, par exemple ? » Sa voix débordait de dégoût. « Non seulement je suis forcée de vivre avec un Heeb, mais en plus il a des visions comme un Skitz. Tu es un Heeb ou bien un Skitz ? Tu as l’odeur d’un Heeb. Décide-toi. » Elle tira la chasse d’eau, puis sortit de la salle de bain. « Et tu es aussi irritable qu’un Mans. C’est ce que je déteste le plus chez toi, ton irritabilité perpétuelle. » Elle commença à boire son café. « Il y a des grains dedans ! hurla-t-elle avec colère. Tu as encore égaré la cafetière ! » »
Véritable roman choral, avec moult personnage, l’histoire a notamment pour intrigue une « bête » guerre conjugale. Chuck Rittersdorf est un agent de la CIA, dont la fonction exacte est d’écrire des scénarios pour les simulacres, en plein divorce. À priori prompt à la déprime, il nourrit des idées très noires tout au long de l’histoire, oscillant entre suicide et assassinat. Sa future ex-épouse est une psychologue à tendance dominatrice castratrice, envoyée sur la lune alphane pour étudier les clans et y mettre bon ordre. L’équilibre mental des Terriens, à minima celui de cet échantillon, est donc bien relatif. Ajoutez à cela un alien télépathe et intrusif, un comique égocentrique, des agents de la CIA à la compétence approximative, une psi ingénue dont le talent sert la police et bien sûr quelques habitants de la lune évoquée plus haut… Dick nous livre un roman que les frères Coen ne renieraient pas, entre losers pathétiques et attachants, rebondissements saugrenus et ambiance surréaliste.
Vous aimerez si vous aimez Dick, la folie, les aliens télépathes.
Les +
- L’approche dickienne de la folie
- Très rythmé, on ne voit pas les pages passer
- J’aime beaucoup cette nouvelle couverture
Les –
- Quelques éléments, notamment de contexte, un peu allusifs
- Des personnages féminins révélateurs du rapport de l’auteur aux femmes
Résumé éditeur
À l’image des colonies pénitentiaires de jadis, la population de la lune alphane est le fruit d’une immigration contrôlée. Sauf qu’ici point de bagnards, mais une société uniquement composée de malades mentaux et organisée en plusieurs tribus irréconciliables : les Heebs, qui planent à longueur de journée, les Pares, dont l’intelligence n’a d’égal que la certitude d’être persécutés, les très belliqueux Manses, les Skitz ou encore les Deps… Ils vont pourtant devoir s’entendre et faire front commun, car la Terre a décidé de mettre fin à cette expérience unique et de renvoyer les fous dans des asiles plus conventionnels.
Les clans de la lune alphane de Philip K. Dick, traduit par François Truchaud, Illustration de couverture par AkuMimpi, aux éditions J’ai Lu (présente édition de 2022, première édition VF en 1973, parution VO en 1964), 288 pages.

Si au départ de ta chronique j’étais juste curieuse, arrivée à la fin j’ai bien envie de faire un petit tour sur cette lune….surtout que je n’ai encore rien lu de cet auteur
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Si tu veux commencer par un de ses romans, c’est tout à fait recommandable 🙂
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