Chronique – Le livre écorné de ma vie, Lucius Shepard

Le livre écorné de ma vie de Lucius Shepard

La lecture, c’est parfois comme l’art contemporain ou la cuisine. On peut reconnaitre le talent, la performance, l’imagination… et ne pas adhérer. C’est exactement mon état d’esprit après la lecture de cette novella, une UHL de plus dans ma biblio, Le livre écorné de ma vie. Après Le Dragon Griaule, où je m’y étais repris à deux fois pour le terminer, il s’agit de ma deuxième lecture de Shepard. À nouveau, je constate avec quel point l’auteur a du talent pour décrire le mal, qu’il soit ordinaire et minablement mesquin, primaire voire atavique ou extraordinaire et mystique.

Comme pour tous les ouvrages de cette collection, on retrouve une couverture superbe et parfaitement en adéquation signée Aurélien Police, en appui d’un texte exigeant, qui méritait d’être promu. La prise de risque est d’ailleurs à saluer, car nous sommes vraiment dans la niche. Le livre écorné de ma vie est un voyage le long du Mékong, en forme d’autobiographie fictive, mais aussi et surtout une glissade volontairement incontrôlée sur les pentes du mal.

Lecture dans le cadre du Winter Short Stories of SFF !

La couverture évoque avec puissance l’ambiance et le décor de la novella. Cette volute verte m’évoque à la fois le fleuve Mékong et la jungle qu’il traverse, aux racines piégeuses, et les vapeurs des fumées d’opium, tout aussi perfides. Comme le héros, le lecteur navigue donc au Cambodge puis au Vietnam, au sein d’une image d’Epinal. On retrouve la fascination qu’exercent ces territoires sur l’imaginaire français et étatsunien : lieux de toutes les violences, là où les vernis de civilisation et de morale se craquèlent, soulignant finalement l’hypocrisie et la fragilité des Occidentaux qui vont pécher volontairement loin de chez eux ; mais qui en creux rend également le lieu responsable car, à minima, facilitateur. Je reste donc assez dubitatif : après Duras et Coppola, est-il utile de livrer un autre récit sur ce thème ? Je nuancerais peut-être en disant qu’il s’agit d’une Asie du sud-est alternative, comme le prouvent de subtiles différences géographiques – merci à Jean-Daniel Brèque pour sa postface – et donc fantasmée par l’auteur, qui connaissait bien cette région. Il ne s’agit donc pas d’un roman historique, ni d’une biographie réelle, mais bien d’une projection fantastique.

« J’avais l’intention d’être fidèle en esprit à la tonalité débauchée du périple de Cradle 2/T.C., et j’espérais qu’en favorisant des conditions similaires j’aurais peut-être des illuminations similaires aux siennes, mais je voyais aucune raison de dupliquer ce périple dans ses moindres détails – le mien devait se présenter comme un prolongement de son expérience. »

Le protagoniste principal, je n’ose dire « héros », se nomme Thomas Cradle, écrivain de son état. Auteur à succès, arrogant et méprisant, il découvre qu’un auteur homonyme a publié un roman mineur, mais sulfureux, avec un petit succès dans les milieux underground. En creusant un peu, la similitude ne s’arrête pas au nom, puisque la biographie est étonnamment proche. Fasciné, d’autant plus que le roman de cet alter ego lui parait « meilleur » que ses propres écrits, Cradle décide de se lancer sur ses traces pour y puiser l’inspiration. Cradle est un des avatars de Cradle… et de Shepard lui-même. Le livre écorné de la vie raconte ce que l’auteur aurait pu être ou devenir, en forme d’exorcisme cathartique. Plus largement, c’est aussi une description (une charge contre ?) du monde littéraire avec non seulement le rôle des auteurs, mais aussi des éditeurs, des lecteurs, voire des fans. Il s’insère aussi dans cette veine des écrivains qui se mettent en scène et creuse (la mise en) abyme en mentionnant ses homologues. Je suis sur la réserve à nouveau, cette novella a pour moi un aspect d’entre-soi et surtout multiplie les références. Je n’aime pas me sentir mis à l’écart des conversations d’adulte.

« Elle a écarté les lèvres et sa lange a fleureté avec la mienne. Puis elle s’est installée sur les oreillers et a allumé sa pipe, ses joues se creusant à chaque fois qu’elle inhalait la fumée. Elle a dût la rallumer trois fois et, après la troisième, elle pouvait à peine la tenir. Après l’avoir regardée somnoler pendant une minute, je me suis déshabillé pour m’allonger face à elle, lui caressant la hanche, goûtant le bouton élastique d’un mamelon. Ses yeux étaient mi-clos et je n’aurais su dire si elle me voyait, mais lorsque mon érection lui a effleuré la cuisse, elle a émis un bruit approbateur. »

C’est une novella d’adulte(s), de quoi convaincre définitivement que le fantastique n’est pas un truc de mômes et que les écrivains de ce genre n’ont rien à envier à ceux de la littérature blanche, y compris les auteurs classiques. Shepard nous décrit une plongée, où le cours du fleuve est métaphore, au sein du mal. Tous les péchés y passent : luxure, envie, colère, paresse… En dépit de quelques doutes ou remords, souvent lors de contact avec sa vie américaine, Cradle se soumet lui-même à la tentation et y succombe de manière volontaire, à la fois par facilité, goût, mais aussi dans l’espoir illusoire de devenir un meilleur auteur. Il cherche et rencontre des personnages aussi décadents que lui. Mal finalement bien ordinaire – point de sorciers maléfiques ou autres créatures incarnant les ténèbres – mais j’ai pour ma part arrêter de juger les pratiques sexuelles ou addictions de mes contemporains au prisme de la simple morale. Shepard fait participer le lecteur au mal. Voyeur, il se contemple dans ce miroir entre fascination, dégout et envie, se demande « et si… ».

Vous aimerez si les côtés sombres de l’âme humaine, voire de la votre, vous fascinent.

Les +

  • L’écriture, rendue par une traduction au poil
  • Le courage de l’auteur de se livrer ainsi
  • La couverture d’Aurélien Police (je sais, je sais…)

Les –

  • Trop référencé pour moi
  • La vision de l’Asie, éternel lieu de débauche pour l’occidental civilisé.

Le livre écorné de ma vie sur la blogosphère : Feyd a aimé, Gromovar aussi.

Résumé éditeur

Auteur à succès, Thomas Cradle se découvre par hasard un homonyme romancier dont il ne savait rien. Intrigué, il se procure l’unique ouvrage de ce dernier, et réalise bientôt qu’au-delà de leur patronyme, les deux hommes partagent une date de naissance identique, sont nés dans la même ville et ont fréquenté la même université… La lecture de l’ouvrage achève de convaincre Cradle du caractère fascinant de sa découverte, les points communs sont trop nombreux, trop évidents : il lui faut partir sur les traces de cet autre Cradle. Et pour ce faire, une seule destination : le Mékong et ses méandres, entre Laos et Viêt Nam — comme un écho aux motifs d’un narrateur bien plus toxique qu’il n’y paraît… Jusqu’au cœur des ténèbres, en somme, jusqu’à déchirer le voile d’une réalité impensable.

Le livre écorné de ma vie de Lucius Shepard, traduction de Jean-Daniel Brèque, Couverture de Aurélien Police, aux éditions Le Belial, collection Une Heure Lumière (parution vo en 2009 – traduction et édition de 2021), 144 pages.

8 commentaires sur “Chronique – Le livre écorné de ma vie, Lucius Shepard

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  1. « après Duras et Coppola, est-il utile de livrer un autre récit sur ce thème ? » : si on n’écrit plus sur un thème dès que deux autres personnes l’ont déjà fait, il ne va plus sortir grand chose (ce qui réglerait certains problèmes, certes).
    Je n’ai absolument pas eu ce problème de références, alors même que c’est une chose avec laquelle j’ai aussi du mal normalement. Je dois être tellement inculte que je ne les ai même pas remarquées. 😅
    Griaule a certainement ses raisons pour que tu n’accroches pas à Shepard. 🐲

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    1. Oui mais j’avais tellement ces points de comparaison…
      J’ai finalement adoré Griaule. La Fantasy permet aussi une mise à distance et d’éviter les clichés AMHA.
      J’ai pensé à toi en écrivant cette chronique 😅

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