Cristal qui songe de Theodore Sturgeon
J’aime de plus en plus les challenges car ils me permettent de lire des bouquins auxquels je ne me serais probablement jamais intéressé (par contre, concernant l’objectif de diminution de la PAL, c’est un échec désastreux). Dans le cas présent, je devais lire un livre avec un jouet sur la couverture… et c’est en faisant une séance de namedropping sur Facebook que Cristal qui songe m’a été conseillé. Ma première rencontre avec Théodore Sturgeon remonte à la fin des années 90 avec la lecture des Plus qu’humains qui m’a laissé le souvenir mitigé d’un bouquin compliqué, suffisamment en tout cas pour ne plus m’intéressé à l’auteur américain. Cependant, j’ai constaté que Cristal qui songe bénéficie d’une excellente réputation, chez des lecteurs et lectrices aux goûts pourtant différents. Je souscris totalement à ces louanges : c’est un roman qui a extrêmement bien vieilli, d’une grande maitrise dans sa construction et qui fait la part belle à l’humanisme.
La SF fonctionne un miroir, ou une loupe, qui donne à observer nos sociétés par l’intégration d’un élément déclencheur scientifique, d’importance ou de crédulité variable. Fruit d’un contexte donc, scientifique, social ou politique, le genre a parfois tendance à mal vieillir avec l’évolution de celui-ci. Je suis parfois assez circonspect, au mieux, quand lors des séances de name-dropping qui pullulent sur les réseaux sociaux, de voir avec quelle célérité certains dégainent des titres qui ont un demi-siècle ou davantage. J’abordais donc Cristal qui songe avec ladite circonspection, à tort, car l’élément science-fictif, ainsi que le décor, n’ont pas pris une ride (enfin si, mais de celles qui enjolivent). Le roman est quasiment une histoire de premier contact, ou d’invasion, où les aliens seraient de forme minérale, avec toutes les caractéristiques associées. En les inventant ainsi, Théodore Sturgeon évite de décrire un cadre civilisationnel, des corps ou organismes complexes, et même des pensées ou un langage. Ils restent mystérieux et inaccessibles pendant tout le livre, l’étaient au moment de l’écriture et le seront encore dans cinquante ans. Quant au contexte, il utilise une petite banlieue et une foire, version foraine, itinérante, invariants des mythes américains. Finalement, en choisissant une forme de « soft SF », l’auteur a assuré longévité à son texte, ainsi que le potentiel d’être lu y compris par des gens plutôt allergiques au genre.
« Tout semblait à Horty mystérieux et passionnant. Non seulement il avait fait connaissance de ces gens, mais des énigmes fascinantes l’attendaient, sans parler du rôle qu’il avait à tenir, du jeu qu’il devait jouer, des paroles qu’il ne devait jamais oublier. Et voici qu’apparaissait le monde la foire. La grande avenue sombre, jonchée de copeaux de bois, semblait faiblement luminescente entre les rangées de baraques précédées de leurs estrades. ici un tube au néon encore allumé rendait spectraux les premiers rayons timides de l’aube ; là un manège découpait dans l’air la silhouette décharnée de ses bras avides. On entendait tout autour de soi mille bruits étranges, somnolents mais incessants. Ça sentait la terre humide, le maïs grillé, la sueur et le fumier – un fumier exotique aux relents douceâtres. »
Cristal qui songe est de plus un roman très bien construit. Plutôt court au regard de la production actuelle, on ne trouve à l’intérieur aucun passage, aucune descriptions, superflus. Les scènes s’enchainent rapidement et on est happé par l’évolution des personnages et la manière dont ils font face aux antagonistes. Au début du récit, certains éléments ne sont pas expliqués, certaines coïncidences paraissent un peu facile, de même que certaines attitudes des personnages. Néanmoins, Theodore Sturgeon a le déroulé de son roman bien en tête et sait comment tout doit se terminer. Tout s’emboîte parfaitement et chaque personnage a un rôle à jouer : certains d’entre eux permettent de faire un peu d’explication subtile en tant que naïfs, curieux… Paroles et actions ont toutes un intérêt. La structure générale pourra paraitre classique avec l’enchainement de péripéties et de révélations jusqu’au climax final mais cela fonctionne parfaitement et, là encore, elle fait de Cristal qui songe un roman que l’on peut conseiller sans hésitation.
« Mais leurs rêves ont une vie propre dans notre monde – dans notre espèce de réalité. Ce ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. Il arrive même qu’ils restent inachevés ; c’est pourquoi je possède un chat à deux pattes, un écureuil sans poils et Gogol, qui devrait être un homme, mais n’a ni bras, ni glandes sudoripares, ni cerveau. Tous ces êtres sont inachevés… »
L’élément SF et la construction du récit sont aux services des personnages. Tous sont des marginaux, de Horty, exclu pour avoir mangé des fourmis et battu par sa famille adoptive, aux freaks qui vivent et travaillent à la foire, en passant par son terrible propriétaire, le Cannibale. Mais l’auteur nous montre avec brio leur humanité, dans ce qu’elle peut avoir de positive, avec des valeurs comme la compassion ou la solidarité, mais aussi dans sa laideur. D’ailleurs, le personnage qui paraît est peut-être bien le père adoptif de Horty, Thénardier américain de petite bourgeoise de banlieue, qui cumule tous les vices de l’espère humaine. Les cristaux eux-mêmes, qui semblent seulement « rêver », ne sont-ils pas humains à leur manière ? Le mot humaniste n’est pas usurpé car l’auteur s’intéresse à l’éducation de son héros et prouve son attachement à la culture dans son sens le plus large, de la musique à la littérature – y compris d’autres auteurs de SF à qui il adresse de jolis clins d’œil. « Science sans conscience… » Theodore Sturgeon nous livre un livre de SF positive (il me semble de que le débat a été abordé il n’y a pas longtemps) où il montre que ce qui compte, c’est ce qui nous relie.
Vous aimerez si vous aimez la soft SF humaniste.
Les +
- Horty, héros très attachant
- La maîtrise du récit, dense et concis à la fois
- A très bien vieilli
Les –
- Cette couverture, moins inspirées que d’autres plus rétro
Résumé éditeur
Renvoyé de l’école à l’âge de huit ans pour avoir mangé des fourmis en cachette, Horty fuit la demeure de ses parents adoptifs qui le martyrisent et trouve refuge au sein d’un cirque ambulant où il devient le partenaire de deux naines, Zena et Bunny. Mais les personnages les plus extraordinaires du cirque restent son féroce directeur, surnommé le Cannibale, et son étrange collection de cristaux : des pierres aux pouvoirs mystérieux et néanmoins gigantesques.
Cristal qui songe de Theodore Sturgeon, traduit par Alain Glatiny, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti, J’ai lu (2018, première édition française en 1952, parution VO en1950), 256 pages.
