Orages en terre de France de Michel Pagel
Il y a des auteurs qui paraissent injustement méconnus, qui sont peu conseillés ou mentionnés, alors que le lectorat – du moins celui qui a bon goût – reconnait leur qualité. Michel Pagel est de ceux-là. Que cela soit dans Le roi d’août, où il extrapole avec gourmandise la célèbre nuit de noces de Philippe Auguste, ou Le club, dans lequel il imagine les membres du Club des cinq 30 ans après leur dernière enquête, il prouve sa capacité à traiter un sujet en profondeur et à le maitriser totalement, au service du récit d’imaginaire. De surcroit, il écrit très bien, avec un style (ou « des », car il s’adapte) travaillé et efficace, fruit d’une longue expérience de traducteur. En effet, vous avez probablement lu du Pagel dans le savoir. Orages en terre de France est un texte, ou précisément un recueil de quatre nouvelles qui multiplie les points de vue, auquel je ne pouvais pas résister car je suis friand d’uchronie, car il est original par son contexte – il ne raconte pas une énième victoire du IIIe Reich… – et son angle d’attaque, ici en s’intéressant au « commun des mortels ». Dans cette Guerre de cent ans qui en dure mille, Michel Pagel interroge les notions de patriotisme, de courage tout en critiquant de manière (très) acerbe le pouvoir, surtout religieux.
Lors de la guerre de cent ans, les Anglais ont possédé, pour faire simple, l’Aquitaine et le nord de la France, avec de très larges variations de territoires et de frontières. En faisant durer le récit jusqu’à la fin du XXe siècle (et davantage, le dernier texte ne se terminant pas sur la paix, loin s’en faut), Michel Pagel intègre toutes les évolutions postérieures : l’émergence des nations, les guerres de positions de type 14-18, l’anéantissement de 39-45, les progrès techniques… Dans ce contexte, quand la frontière bouge plusieurs fois lors d’une génération, même seulement de quelques kilomètres, que signifie être anglais ou français ? La question de la loyauté, du sentiment d’appartenance, se pose quand votre nationalité change de manière contrainte au fil de votre vie, parfois à plusieurs reprises ; que vos parents eux mêmes n’ont pas toujours connus ces changements, ou dans des proportions et temporalités différentes. Finalement, ce qui est invariant, c’est que chaque nouveau souverain vous demandera d’aller vous battre, contre ceux qui étaient peut-être vos compatriotes ou vos amis. L’auteur souligne de manière lucide que les dirigeants, quant à eux, semblent sûrs de leur nationalité, et sur plusieurs générations. Les lecteurs qui ont des ancêtres en Alsace ou en Moselle mesureront la pertinence de ces questions. Michel Pagel donne la parole à ces femmes et hommes d’en bas, ballotés et sacrifiés pour une guerre dont la durée souligne son caractère vain.
« Je ne me bats pas contre les nôtres, papa. « Les nôtres », ça ne veut plus dire grand-chose. Il n’y a pas de zone libre, pas de zone occupée. Il y a la France et l’Angleterre et, que tu le veuilles ou non, nous sommes anglais. Je…
– Tais-toi ! Tes conneries, je t’interdis de les raconter ici ! Ici, c’est la France, et c’est pas un petit collabo comme toi qui va…
– Quoi, collabo ? s’emballa Paul. Qu’est-ce qui te permet de me dire ça ? T’es né français, d’accord. Et alors ? Tes parents, ils étaient anglais, non ? Et ils vivaient ici aussi non ? Et puis les Anglais, t’étais bien content de les trouver, en 44, quand ils ont débarqué.
Son père était devenu très rouge. Chaque fois que le jeune homme revenait à la maison, ils s’accrochaient sur ce sujet. Ou sur un autre. »
Qu’est-ce que le courage en temps de guerre ? Et dans une guerre qui dure 1000 ans, contre un Etat qui finalement partage l’essentiel des valeurs ? En général, quand une guerre est évoquée ou racontée, les héros et les grandes batailles sont souvent mises en avant, notamment en lien avec une longue tradition historiographique où la priorité était donnée à une histoire « vue d’en haut ». Le risque est d’autant plus grand pour un récit de fiction, où le schéma narratif encourage à mettre en scène des héros qui triomphent des obstacles. Michel Pagel, quant à lui, met en scène des personnages de tous bords, au front ou à l’arrière, qui ont parfois beaucoup à protéger : un statut social ou une famille, comme dans la première nouvelle, Ader, ou « simplement » leur vie dans la quatrième – et plus longue – partie, L’inondation. Le ton est juste et je me suis demandé fréquemment ce que je ferais à leur place. Il est toujours plus facile d’accuser un personnage de lâcheté, assis confortablement dans son canapé et en temps de paix. Ce conflit qui dure transforme en profondeur les sociétés et l’auteur met en scène une forme d’inhumanité chez certains personnages, comme des adolescents capable de torturer un animal ou un soldat surtout soucieux de ses pulsions sexuelles. On retrouve à nouveau un lien avec l’Histoire, en soulignant ce que les historiens nomment la brutalisation des sociétés, notamment après la Première Guerre mondiale.
« « Nous vivons dans un monde barbare, mon fils, termina le père Ferdinand. Nous en sommes revenus au temps où Israël portait la guerre chez ses voisins pour la gloire de Jéhovah, au temps de l’Ancien Testament, et il nous faut en appliquer les méthodes. Ne t’insurge pas, je t’en pris. Je comprends ce que tu ressens, mais tu n’es pas de taille. Pense à ta famille. » Il saisit sans acrimonie le bras de son visiteur, lequel ne cherche pas à se dérober, et il le raccompagna à la porte. « Rentre chez toi. Ne ruine pas les tiens pour des choses qui te dépassent. Dis-toi simplement que là-haut, Dieu nous voit et nous juge tous. Un jour, il séparera le bon grain de l’ivraie ». »
Les nouvelles se déroulent dans les années 90. Mais même si on connait jamais le point de divergence uchronique, on constate que l’histoire a comme pris du retard. Le premier récit, Ader, a pour sujet principal le développement de l’avion, soit un siècle après l’invention réelle. Il est possible que ce décalage s’explique par la guerre, ce qui est peu probable au regard de ce qui s’est réellement passé, ou davantage par l’importance conservée par la religion. En effet, l’Angleterre et la France on gardé un fonctionnement proche de celui du Moyen-Age, où la religion légitime le politique et exerce un rôle prépondérant sur la société. Michel Pagel souligne l’hypocrisie d’un culte prompt à interdire, puis à autoriser en sous-main pour obtenir la victoire. Car le conflit se double d’un aspect saint, en prolongation des guerres de religion, le protestantisme (puis l’anglicanisme) étant apparu durant cette guerre de 1000 ans. La nouvelle Le templier qui met en scène Frédéric d’Arles est d’ailleurs particulièrement glaçante car ce personnage évoque les aspects les plus obscurantistes, associés à la communication moderne, dans une sorte de grand show de télé réalité ; pourtant sincère, il est aussi un obstacle à l’influence temporelle et militaire du clergé. L’auteur souligne, et démontre si c’était nécessaire, que l’existence d’un ennemi désigné, mais non vaincu, est un prétexte bien pratique pour légitimer un pouvoir avec cynisme.
Vous aimerez si vous aimez les petites histoires ordinaires qui prouvent que « personne par la guerre ne devient grand ».
Les +
- Une uchronie originale
- L’importance donnée aux personnages, leurs désirs, leurs craintes…
- La dernière nouvelle, particulièrement chargée en émotions.
Les –
- On aurait aimé en avoir davantage
- Un discours pacifiste et anticlérical auquel certains n’adhéreront pas
Orages en terre de France sur la blogosphère : euh…
Résumé éditeur
À la fin du XXe siècle, la Guerre de Mille Ans qui oppose la France et l’Angleterre fait toujours rage.
Au-delà des questions territoriales, ce sont des divergences religieuses qui animent les deux Nations : le pape et l’archevêque de Canterbury se livrent à un véritable bras de fer par pions interposés… Si bien qu’à travers toute la terre de France, des hommes et des femmes se débattent pour survivre… Dans le Bas-Poitou, les expériences des médecins anglicans commencent à porter leurs fruits… Tandis qu’en Île-de-France, les sermons enflammés du télévangéliste Frédéric d’Arles électrisent les foules…
Orages en terre de France de Michel Pagel, couverture de Ambre, aux éditions Hélios (2020, première édition française chez Fleuve noir en 1991), 198 pages.

Merci beaucoup pour cette chronique qui ne peut que me donner envie d’ajouter cette lecture à ma PAL. J’ai lu « Le Club » de Pagel que j’avais beaucoup apprécié, mais il est vrai que cet auteur reste trop peu connu à mon sens. encore merci pour ce retour
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De rien :). Michel Pagel écrit dans les tous les genres, donc ça dépend aussi des goûts du lecteur je pense. Je ne suis pas sûr que quelqu’un qui ne lisait pas le club des 5 ou assimilé soit sensible au récit ^^’
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Ah ! Le fameux auteur ! ^^
J’avoue, j’ai fouillé les tréfonds de ma PàL, il est le grand absent. Du coup, je me le note ! 🙂
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Il est très éclectique, donc c’est assez facile à mon avis de trouver un ouvrage qui parle ;). Par contre, il est très probable que tu l’aies lu comme traducteur ^^
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Je ne connaissais pas l’auteur, mais ce que tu décris dans l’introduction semble intéressant. Je vais me renseigner sur ses différents écrits ^^ En l’occurrence, le recueil que tu chroniques ne me parlent pas plus que ça.
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