Chronique – Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne, Jérôme Leroy

Une lecture, c’est toujours une rencontre entre quelqu’un qui écrit… et quelqu’un qui lit. Parfois, ça pourrait donc ne pas fonctionner, au-delà des qualités des personnes susmentionnées, encore davantage quand cela commence par une méprise. Quand j’ai rentré en PAL Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne (reçu en SP), plusieurs personnes m’ont gentiment prévenu qu’il s’agissait d’un texte sorti initialement dans une collection jeunesse. J’attaque ma lecture un brin agacé par ce choix éditorial mais quand même intrigué par le pitch de la Quatrième de couverture.

C’est donc avec des yeux d’adultes – voire des yeux de presbyte – que j’ai attaqué ce texte, tout en essayant de me décentrer un peu. Bilan plutôt positif car Jérôme Leroy se livre à un exercice de world building cohérent, qui lui permet d’aborder de nombreux sujets d’actualité et les conséquences d’une décision difficile à prendre.

L’histoire se déroule dans deux générations, futur plutôt proche donc – et auquel on peut déjà faire coucou de bien trop près – et qui relève de la désormais classique doublette post apo/u-dys-topie. Jérôme Leroy associe avec un pessimisme réaliste la conjonction des périls qui nous frappent déjà : dérèglement climatique, pandémies, guerres, submersion extrémiste, menace terroriste… : la « décennie terrible » porte bien son nom. De ces crises systémiques émerge une solution typiquement européenne, avec une démocratie plus directe et qui a éduqué vers plus de sobriété, mais qui s’organise aussi autour de personnalités fortes, les fondatrices de cette utopie. L’attente d’une homme, ou d’une femme donc, providentielle a la peau dure. Les tragédies vécues ont laissé des marques et l’émotion se mêle à la politique, morale et peur sont larvées, prêtes à surgir. Ainsi, même si la vie est précieuse, la tentation est toujours grande de régler définitivement la question des criminels et l’opinion publique finit par proposer, puis valider, le retour de la peine de mort, mais infligée par des citoyens tirés au sort, pour renforcer la responsabilité quant à son usage. Cependant cette démocratie directe, à une échelle qui n’est pas celle de la polis, semble vouée à l’échec car le nombre dilue drastiquement la probabilité de faire face à la réalité concrète des décisions collectives.

« Avant Rouen, mes parents habitaient à Paris.
C’était encore la période de l’État français. Mais l’épidémie de fièvre de Marburg s’est déclenchée e, septembre 2056 dans les zones du Dehors, du côté des arrondissements de l’Est et de la banlieue nord.
Ce n’est que quelques années plus tard qu’on a su que cette fièvre était la conséquence d’une attaque bactériologique : deux bombes sales placées dans des décharges d’ordures.
La fièvre de Marburg a été un vrai cauchemar.
On nous avait confinés de manière stricte et Paris avait pris des allures de fin du monde. On n’entendait plus le bruit des sabots si les hennissements des chevaux qui tiraient les fiacres, les calèches, les diligences.
Le métro et le tramway ne circulaient plus. Seuls les véhicules solaires, à savoir les voitures officielles, les ambulances, les blindés légers des Forces de sécurité et les camsols-laboratoires passaient de temps à autre, à toute vitesse, dans les rues. »

Ada Veen est justement « la fille qui ne voulait tuer personne » et qui illustre toutes ces contradictions. Née dans une famille intégrée, appartenant à l’élite même, à l’abri au sein de la partie la plus préservée de la France – quand 90% de la population est confinée dans le Dehors, une vaste portion de territoire hybride entre le camp de réfugiés et de concentration – elle milite pour le « oui » au référendum. D’autant plus qu’elle fait partie des Pionniers, mouvement de jeunesse qui se veut exemplaire et porte haut l’étendard des vertus qui sont désormais celles de la France – toute ressemblance avec les komsomols, fils de la Louve ou jeunesses hitlériennes n’est pas totalement fortuite. L’utopie glisse progressivement, dans un contexte global qui reste difficile, où les frontières militarisées distinguent clairement le dedans et le dehors, y compris à l’intérieur du territoire national, vers la dystopie. La propagande fonctionne totalement et la coercition n’est pas encore nécessaire : le système affirme, revendique, qu’il n’est pas un État policier, et c’est presque vrai. Les opposants, les « zops », ne sont pas réprimés mais considérés avec un peu de mépris, voire de suspicion ; la tyrannie de la majorité est suffisante. L’auteur glisse quelques éléments qui montrent, de fait, une surveillance quotidienne mais invisible : les securwatch ne sont pas sans rappeler une certaine marque à la pomme ou ses concurrents ; entre ce terme et le « dehors », Jérôme Leroy m’a donné parfois l’impression d’écrire une version jeunesse d’un texte de Damasio.

« Mais comment je pouvais, en une seconde, arriver à faire comprendre à une Pionnière, ou même au trois quarts des gens, le plaisir de lire un texte sur du papier ? Comment expliquer que les livres, contrairement aux textes sur holofeuilles ou même sur les écrans minuscules des securwatch, ont une odeur bien à eux ? Qu’il y a quelque chose de sensuel dans un livre. Tourner les pages, les faire défiler sous son pouce, c’est comme caresser un chat… »

Ada est donc une adolescente et ses dilemmes personnels rencontrent ceux qui traversent la société. Sa mère est bien placée pour devenir la future cheffe d’État, donc sa fille ne doit pas être un obstacle, et idéalement servir ses dessins : une rébellion d’ado peut ici prendre des proportions politiques. Surtout, elle rencontre l’amour avec Jason, lycéen marginal car poète et né avec un seul œil – les mutations sont désormais monnaies courantes. Ce personnage fait partie d’un groupe qui incarnerait la pensée de l’auteur : littérature et poésie, ainsi qu’une bonne dose de solidarité, sont les vraies solutions. Le tirage au sort est finalement le petit déclic qui était nécessaire à la prise de conscience d’être privilégiée et de vivre dans un monde qui est loin d’être aussi manichéen qu’une jeune fille peut le croire. J’ai apprécié le choix que fait l’auteur d »écrire « l’histoire de… » et de s’y tenir, évitant ainsi une énième version des textes YA dystopiques avec le syndrome de l’héroïne – les exemples qui me viennent sont avec des personnages féminins – qui se pose en leader malgré elle et réussit à changer le monde. Loin d’une fresque en plusieurs tomes, c’est donc finalement un roman court, avec ce qu’il peut y avoir de frustrant. Ainsi, les péripéties sont bien vite résolues, comme si l’auteur ne voulait pas s’attarder sur ces aspects du récit, ce qui réduit sensiblement la crainte que l’on peut avoir pour les personnages. Surtout, la romance prend une place importante et explique trop souvent la réaction des personnages et de leurs entourages.

Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne tient les promesses de son titre, de sa quatrième de couverture et de sa segmentation éditoriale. Même si j’aurais aimé claquer un peu plus des dents et que l’auteur prenne davantage son temps, le texte est réussi dans le sens où je le conseillerait volontiers à des gens qui ont trente ans de moins que moi.

Vous aimerez si aimez les prises de conscience, un rappel des menaces à venir…

Les

  • La romance qui prend beaucoup de place
  • Parfois trop rushé
  • Une couverture qui me laisse un peu sceptique

Les +

  • Les réflexions liées au passage à l’âge adulte…
  • … et au contexte
  • Un texte qui s’éloigne des schémas du genre

Extraits choisis de Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne sur la blogosphère : déséquilibré chez Tachan, une réussite pour Aude.

Résumé éditeur

Après la Décennie terrible 2033-2043, qui a vu la population mondiale se réduire de moitié, chaque État a édicté ses propres règles. La nouvelle Fédération européenne a fait le choix de la sagesse : sobriété écologique totale, égalité de toutes et tous, bannissement de la violence.
2069, Rouen, capitale de l’État français. Ada Veen, 17 ans, a été éduquée dans ce système qu’elle vénère. Jusqu’à ce que la population vote par référendum le rétablissement de la peine de mort. À chaque exécution, c’est un citoyen tiré au sort qui sera chargé de cette funeste mission. Lorsque son nom est pioché parmi des millions, Ada décide de ne pas obéir, entraînant avec elle le garçon qu’elle aime.

Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne de Jérôme Leroy, aux éditions Pocket (2025, première édition en grand format chez Syros, 2023), couverture de Corentin Perrichot, 320 pages.

Grand Prix de l’Imaginaire Jeunesse (roman francophone) 2024

5 commentaires sur “Chronique – Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne, Jérôme Leroy

Ajouter un commentaire

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑