Chronique – La couleur du froid, Jean Krug

Jean Krug s’est taillé une place au piolet dans le monde de la SF française, écrivant avec la régularité d’un atome qui se gèle les électrons. La couleur du froid est son troisième texte édité chez Critic, republié ensuite en poche chez Pocket, puis à rejoindre ma bibliothèque. Rien qu’à regarder la couverture évocatrice d’Aurélien Police, la température baisse de plusieurs degrés, toujours utile dans un contexte de réchauffement climatique.

Car La couleur du froid est avant tout une fiction climatique, où l’auteur consolide un peu plus sa signature d’auteur du froid avec un texte qui articule hard SF et aventure, servi par une plume qui titille nos sens. Un conseil : prenez une boisson chaude, un alcool quelconque, voire un alcool chaud.

La couleur du froid se déroule en 2070, dans un futur où la technologie a poursuivi son petit bonhomme de chemin avec la mise en orbite de stations orbitales ou d’impressionnants progrès biotechnologiques qui remédient au moins partiellement aux affres du vieillissement. La poursuite de cette trajectoire ne se cantonne pas aux sciences car toutes ces avancées sont adossées à un capitalisme plus vivace que jamais, incarné par le personnage de Mila Stenson, à la fois propriétaire d’une station susnommée, financée notamment par lesdits services de santé, aux tarifs prohibitifs. Ce capitalocène triomphant aurait dû avoir pour corollaire une augmentation des températures d’environ 3°, selon les scénarios médiant du GIEC, mais la trajectoire s’est inexplicablement inversée, amorçant un vaste refroidissement climatique. Sans surprise, la prise de conscience n’a pas eu lieu et a vite fait place à de nouvelles et lucratives opportunités stratégiques de prises de marché – je débute encore en bullshit langage business et corporate – puis l’émergence d’un nouveau système financier sur ce cryocène, mais tout aussi libéral, davantage même, et sa nouvelle monnaie de référence : le cryodollar.

« Le froid est borné. Doublement borné. Physiquement, par le zéro absolu, et thermodynamiquement, par le principe de Carnot. Fabriquer du froid nécessite un apport d’énergie de plus en plus important, ce qui coûte intrinsèquement cher. Peut-être que dans vingt ans, le climat se réchauffera à nouveau et à ce moment-là, votre société reprendra de sa puissance. Mais actuellement, ce n’est pas le cas. Les pays d’Europe revoient de la neige tomber, des glaciers affichent un bilan de masse positif et le pergélisol, en Arctique, se reforme. C’est peut-être dur à entendre, mais les gens n’ont plus besoin de froid, Mila. Bientôt, c’est de chaleur dont ils auront besoin. »

Jean Krug part de ce contexte de refroidissement soudain, et qui s’accélère, pour écrire une histoire qui associe aventure et hard SF. Aventure tout d’abord en forme de quête initiatique pour Mila qui se débat avec des problèmes de santé, dont les symptômes sont un disque noir qui apparait aléatoirement devant son regard ; mais aussi une forme de blocage qui la maintient sur Terre, là où les projets de son entreprise devraient l’emmener vers Mars. Inexorablement, elle est attirée vers l’Antarctique, dont elle rêve – ce qui permet d’introduire quelques éléments, au risque de l’exposition – et où des évènements mystérieux se produisent. Au début du texte, j’étais un peu dans l’expectative, me demandant comment l’auteur allait réussi à expliquer ces éléments narratifs à priori difficiles à relier. Petit à petit, La couleur du froid devient alors un récit dont la science est le cœur : il tire le fil de cette idée de refroidissement global, à la fois de ses conséquences mais aussi de ses causes. Les tenants et les aboutissants se dévoilent par couches quand Mila rencontre d’autres protagonistes, chacun apportant son vécu mais aussi ses connaissances, qu’elles soient empiriques ou académiques. Les différentes hypothèses et révélations qui surgissent lors des débats et interrogations font avancer l’histoire jusqu’au cœur du continent sanctuaire, et de l’intrigue.

« Les secondes filèrent et doucement, dans le silence du navire effleurant la surface, un premier iceberg jaillit de la brume. Haut d’une dizaine de mètres et anguleux comme un morceau de marbre. Puis d’autres le suivirent. Tout aussi massifs que le premier, blancs, droits, bleus, arrondis, doux ou anguleux. En moins d’une minute, le navire se retrouva cerné par les glaces. »

Il m’est déjà arrivé de reprocher aux auteurs et autrices de Hard SF d’écrire des textes froids – désolé… – où l’expérience de pensée prenait l’ascendant sur les personnages, parfois bien fades, voire sur l’intrigue. Jean Krug met un point d’honneur à être une des exceptions qui confirme la règle. Sa galerie de portraits incarne tout un panel d’histoires personnelles et d’émotions, notamment la tristesse et le sentiment de vide qui subsistent après un deuil. L’idée est judicieuse de ne pas inclure que des scientifiques qui pourraient être obnubilés par les percées potentielles. Surtout, c’est un homme de terrain qui a à cœur de décrire, nous faire imaginer, ce qu’est l’Antarctique, en faisant appel à tous nos sens : le toucher, évidemment, mais aussi le vue – « la couleur… » – et le son si particulier que peut produire le froid, entre craquement, écho ou filtre. Grace à une langue riche et travaillée, la Couleur du froid est aussi un livre au titre si bien trouvé, sensoriel, qui ne se contente pas de stimuler nos cerveaux. Pendant ces plus de 600 pages, j’ai eu froid aussi, tout en regrettant de ne pas avoir fait réviser les cours de physique d’enfant 1 de poche.

Avec Le chant des glaces, Jean Krug s’installe un peu plus dans le cercle – polaire – des auteurs francophones de SF et nous montre qu’une obsession, ou du moins un intérêt très prononcé, se pense et se vit.

Vous aimerez si vous avez envie d’exotisme sans quitter la Terre

Les

  • Un aspect hard SF central, qui m’a parfois un peu perdu
  • Quelques scènes d’exposition

Les +

  • Les petits flocons qui apparaissent sur les pages !
  • L’amour palpable de l’auteur pour l’Antarctique
  • La langue, qui nous donne l’impression d’y être !

Extraits choisis de La couleur du froid sur la blogosphère : un message d’amour touchant à l’Antarctique pour le Nocher, un bien agréable voyage chez Steph.

Résumé éditeur

Antarctique, 2070.Mila Stenson est l’héritière tourmentée d’une multinationale tentaculaire, fondée sur le cryo-dollar et le réchauffement climatique. Mais depuis quelques années, la situation se dégrade. La chute inexpliquée des températures menace son empire et des rêves étrangement vivants troublent son sommeil.Lorsqu’un message, détecté dans la glace et rédigé dans une langue inconnue, arrive soudain à son attention, c’est le déclic. Accompagnée par Valda Kalitsch, une climatologue maladroite et brillante, et Paul Damann, un technicien polaire rongé par son passé, elle décide de répondre à l’appel austral. Une enquête dans la poudreuse et le vent déchaîné, à la toute pointe du froid, avec cette promesse de comprendre, peut-être, qui ils sont vraiment?

La couleur du froid de Jean Krug, couverture de Aurélien Police, aux éditions Pocket (2025, première parution 2024 chez Critic), 672 pages.

8 commentaires sur “Chronique – La couleur du froid, Jean Krug

Ajouter un commentaire

Répondre à Les Lectures du Maki Annuler la réponse.

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑