Je vous ai parlé il y a peu de mon projet de « Prix Mondes de poche » pour la saison 2025-2026, et donc de ma priorité désormais donnée aux sorties les plus récentes. Vallée du carnage est un texte que je n’aurais probablement pas lu, tant j’avais détesté Latium du même auteur, au point de me dire « plus jamais ». Mais par honnêteté intellectuelle – si je commence à faire le tri, je biaise mon propre projet -, renforcée de surcroit par plusieurs avis très positifs de blogopotes, je me devais de donner sa chance à ce texte, en mettant de côté mes à priori.
Bien m’en a pris parce que Vallée du carnage est un coup de cœur, même s’il me l’a soulevé à de nombreuses reprises, et peut-être davantage qu’aucun autre texte de fiction avant lui. Romain Lucazeau met en scène des civilisations antiques qui non seulement ne se sont pas écroulées mais se livrent, dans un futur alternatif, une guerre totale, dans un récit aux allures de tragédie.
Vallée du carnage est d’abord un récit uchronique. Romain Lucazeau ne se contente cependant pas d’une divergence unique, celle – parfois anodine – qui créerait une réalité alternative, en forme d’univers parallèle, car il fait bifurquer les évènements marquants de l’Antiquité, ou plutôt le destin de personnages héroïsés par les fils de l’histoire et des romans nationaux. De ces destins réorientés, des anciens empires survivent ou chutent, des Carthaginois aux Mongols. L’auteur est philosophe et par conséquent fin connaisseur de la période antique, qu’il avait déjà utilisé comme socle pour – l’indigeste et indigéré – Latium. Ici, les trois grands monothéismes ne sont jamais nés, avortant par la même occasion les valeurs qui en découlent. Le monde est de fait resté polythéiste, avec des panthéons hérités de la Mésopotamie, et s’articule désormais en trois blocs, dans un équilibre fragile. La Perse est la puissance centrale du récit, à la fois dans la narration et sa géographie, soumise à un régime totalitaire impérialiste ; elle s’oppose à Carthage, présentée comme l’Occident, et à priori progressiste, du moins aux yeux perses – tout est relatif ; la Chine des Han est la civilisation orientale, régime autoritaire qui espère que les deux premières s’affaiblissent, voire s’anéantissement mutuellement. L’équilibre de la Terreur ne tient qu’à fin fil, peut-être encore davantage dans un monde tripolaire.
« Ils sont ton oeuvre. Six obélisques volants, chacun grand comme un porte-avions qu’on aurait dressé à la verticale. Blocs massifs, couleur obsidienne, lisses à l’extérieur, à l’exception d’un immense symbole frappé sur la face avant, celui de l’aigle perse inscrit dans un cercle, en surimpression sur la coque mate dont le matériau céramique à haute résistance dérive des revêtements des capsules spatiales de retour dans l’atmosphère. Tout cela protège, à l’intérieur, un fourmillement de matériel de haute technologie. Ils tirent leur énergie d’un réacteur nucléaire, tapi au fond de leurs entrailles, où les bras mécaniques de robots déplacent de temps en temps une barre de combustible au thorium de sa piscine de refroidissement. Ils consomment chacun l’approvisionnement en électricité d’une petite ville. Leurs lents déplacements, rendus possibles par des systèmes de lévitation magnétique, détournent de l’énergie des systèmes défensifs. Se protéger ou se déplacer, tel est le choix constant qu’il faut opérer pour positionner un Monolithe, pièce maitresse de l’échiquier du mal sur lequel Orode, que tu n’as jamais rencontré, joue par ton entremise chacune de ses parties. »
Uchronie antique donc, mais aussi texte de SF, dans un futur qui se compterait seulement en décennies. L’auteur ayant également travaillé dans le cadre de la Red Team, il est évident qu’il s’est appuyé sur les projections et scénarios des formes de guerre à venir – et qui sont même déjà là. Le récit nous livre un gigantesque catalogue des armes existantes et futures, toutes au moins à l’état de projet ou d’expérimentation. Dans Vallée du carnage, on tue de loin, de près et au corps à corps ; du sol, du ciel, de l’espace ou dans des souterrains, en ville – l’urbicide est au cœur du texte – et en plaine ; les tueurs sont des soldats professionnels, des civils engagés plus ou moins volontairement, des créatures augmentées qui n’ont plus grand chose d’humain, des drones pilotés par des algorithmes et autres IA qui ne rendent de comptes à personne. L’information est vitale, la désinformation virale ; câbles et ondes sont les nouveaux nerfs de la guerre. Plus personne ne croit au mythe de la guerre propre, aseptisée comme une frappe dite chirurgicale : dans cette uchronie les règles d’engagement n’existent pas, crimes de masse et crimes de guerre sont la norme. Les exécutions sommaires, la torture et le viol sont des armes comme les autres, peut-être même les plus efficaces. On pourrait reprocher à Romain Lucazeau d’en faire trop, d’être complaisant à force de multiplier les détails, répétés et étirés sur des pages, mais pourtant l’auteur n’invente rien. Tous les crimes de guerre racontés dans Vallée du Carnage se sont déjà produits, et il n’est pas nécessaire d’aller du côté des champs de bataille du Sud ou du Moyen-Orient pour les trouver. L’auteur semble nous dire que, quelque soit la réalité alternative, l’espace ou le temps, la guerre est le seul invariant. Homo Polemus.
« Les Han ne s’accordent avec nous que sur une seule chose, continue-t-il, sans te regarder mais la gorge serrée de colère. Ils souhaitent préserver leur identité, comme nous la nôtre, de l’impérialisme de l’Ouest, de son idéologie mortifère. Ils haïssent ces peuples, les Phéniciens, leurs vassaux grecs, étrusques et latins, tous ces hypocrites. Autant que nous, ils les maudissent, ils redoutent leur influence : l’individualisme, le relativisme et la perversité des mœurs. Si ces idées occidentales venaient à s’enraciner, c’en serait fini de l’unité de notre société, du respect du chef et de l’ordre. L’Occident se pose en défenseur de la liberté dans le seul but d’accélérer notre délitement et de renforcer sa puissance. L’ennemi séduit les faibles, les miséreux, les déviants, les femmes. Il les détourne du culte des ancêtres et de notre religion nationale. »
Romain Lucazeau tire le meilleur de ses fondamentaux avec un récit d’une très grande maitrise, alliant avec brio forme et fond. De l’Antiquité, il puise aux règles du théâtre en choisissant une narration qui implique le lecteur, par l’usage de la deuxième personne, à la façon d’un chœur ou d’un jury. Les personnages sont interpellés directement, confrontés – avec plus ou moins de succès – à leurs responsabilités. Aucun n’est innocent, tous participent in fine à cette vaste hécatombe. Un personnage incarne le sommet de la pyramide – ou de la ziggourat – qui donne les ordres, mais finalement à distance, désormais bien incapable de souiller autre chose que son pantalon. Un autre est le fonctionnaire, capable de mettre le système en musique au nom de la raison et de la permanence de l’Etat. Un simple civil perd son humanité au fil des années de guerre et devient un rouage de la machine guerrière, ou une victime de la « logistique » militaire devient à son tour un bourreau. Récit choral sans concessions. L’ensemble raisonne au plus profond des entrailles et des souvenirs, l’auteur multipliant les références qui rappelleront à certains et certaines les années lycées, même si les percevoir – je doute les avoir toutes identifiées – n’est en aucun cas indispensable à la compréhension du récit. Les ombres d’Arendt et de Foucault planent, de même que celles de Vladimir Poutine, Bachar El-Assad… ou de fonctionnaires qui finalement, n’ont fait qu’obéir aux ordres.
Vallée du carnage est tout simplement le texte le plus dur qu’il m’ait été donné de lire, celui qui montre de la manière la plus radicale que la guerre n’est jamais belle.
Vous aimerez si vous avez envie de perdre les quelques lambeaux d’optimisme qu’il pourrait vous rester.
Les –
- Une couverture poche moins inspirée – et jolie – que la version grand format
- Une description détaillée de la violence, et des scènes de sexe, au risque de la complaisance
Les +
- Une écriture maitrisée
- Une uchronie qui sort des sentiers battus
- Rythmé
Extraits choisis de Vallée du carnage sur la blogosphère : une lecture impérative pour Gromovar ; quelle œuvre ! pour Tachan.
Résumé éditeur
Orode, Roi des Rois, souverain perse, veut soumettre la cité d’Ecbatane, qui, avec le soutien de Carthage, résiste à son siège depuis sept ans.
Orode ne reculera devant rien pour accomplir son rêve d’hégémonie perse. Il a déjà réduit en esclavage les peuples conquis, ordonné la mise en place du plus vaste système concentrationnaire ayant jamais existé, affirmé son joug dans la propagande et la cruauté. Il se fait vieux ; il ne lui manque qu’un ultime acte de gloire. Mais, de son côté, Carthage se prépare : lorsque se rencontreront missiles et soldats transhumains, feu nucléaire et arsenal spatial, il ne restera sans doute que des cendres.
Vallée du carnage de Romain Lucazeau, couverture de Nicolas Starter, aux éditions FolioSF (2025, première parution 2024 chez Verso), 560 pages.

J’aime garder quelques élans d’optimisme en moi grâce à des lectures cosy mais j’aime aussi me confronter à l’humain dans sa force destructrice comme cela semble être le cas ici.
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Là, la confrontation est brutale. Il faut passer une lecture plus douce ensuite 😅
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Je suis tellement contente que tu aies partagé mon enthousiasme pour ce texte si puissant et intelligent. L’auteur a vraiment fait un coup de maître ici avec son extrapolation solide de notre histoire passée et présente. Il est dur mais fascinant !
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J’ai trouvé ça très solide. Je vais peu le conseiller mais il me marquera longtemps.
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Il n’est effectivement pas à mettre entre toutes les mains et pourtant j’aurais envie de le conseiller à plein de lecteurs !
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Un excellent roman, qui m’avait beaucoup secouée, mais si puissant !
Je te conseille d’écouter l’épisode de « C’est plus que de la SF » consacré à ce roman, où l’auteur en explique la génèse et donne quelques clefs d’explication.
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Merci, je vais aller écouter ça. C’est toujours rigolo de confronter ses hypothèses à posteriori.
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Vallée du carnage est dans ma liste des peut-être, car je n’ai pas le temps de tout lire. Mais, là tu viens de faire grimper d’un cran ce roman dans mes listes. Il passe en wish-liste!!!
J’aime bien ce qu’à écrit l’auteur, même si parfois, c’est très ambitieu – peut-être un peu trop parfois pour mes dispositions d’esprit.
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Justement. Ici on retrouve l’ambition mais j’ai trouvé ça plus accessible, avec une vraie narration.
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je me le note, et il fort probable que tu lises une chronique dessus.
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Ca pourrait me plaire pour le coup, mais je suis un peu hésitante. Peut-être pas dans mes envies de lecture du moment.
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il faut à mon avis choisir le bon moment ^^’
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J’ai adoré La Nuit du Faune mais celui-ci ne me tente pas du tout. Mais je vais probablement lire Haute Tensions, le recueil dans lequel il est présent.
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Je comprends largement. Je le conseille avec parcimonie…
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