Chronique – Dernier meurtre au bout du monde, Stuart Turton

Après Hurlements d’Alma Katsu, le hasard m’entraine de nouveau vers les nouveautés de la maison d’édition 10-18. Mais après le fantastique, place à la SF, et à un auteur bien moins confidentiel puisqu’il s’agit de Stuart Turton et dont les deux précédents romans sont devenus des best seller, atteignant un lectorat bien plus large que celui spécialisé en imaginaire. Fort occupé, j’avais remarqué les couvertures de ces ouvrages sans les acquérir – mais Mme de Poche avait lu, et aimé, Les sept vies d’Evelyn Hardcastle – et voici l’occasion pour moi de me rattraper puis de m’interroger sur ce qui a pu séduire tant de monde. Dans tous les cas, force est de constater que ce succès était attendu, tant les délais de traduction, puis de sortie en poche sont rapprochés pour le livre dont nous parlons ici.

Même s’il ne s’agit pas d’un coup de cœur, je n’ai pas vu passer les pages – bon signe – de Dernier meurtre au bout du monde : texte de SF, aux accents post-apo et surtout dystopiques, mais avant tout un polar à énigmes, et dont les enjeux vont bien au-delà du bout – et de la fin – du monde.

Stuart Turton, pour ce troisième roman, annonce à sa fin qu’il voulait changer de genre littéraire, et s’essayer à la SF. Son choix s’oriente vers un futur post apocalyptique où un mystérieux brouillard a envahi la planète, dévorant tout sur son passage, sauf une île où vivent les derniers survivants. Voilà pour le bout du monde. Au fil du récit, on en apprend davantage et il devient possible de situer le roman dans un futur relativement proche : les avancées technologiques ont permis de sauvegarder l’intégralité des souvenirs des gens à leur mort (qui, stockés sous forme de pierres, peuvent être consultés voire revécus), la mortalité a été grandement réduite par l’usage du bio/nano, les IA ont atteint un niveau ressemblant fortement à de la conscience et, cerise sur le gâteau, le dérèglement climatique n’est plus qu’un mauvais souvenir. Ce « bout du monde » – en réalité une petite île grecque – est même un minuscule îlot, un confetti autarcique où vivent simplement cent vingt cinq individus. Un peu d’agriculture et d’élevage, beaucoup d’artisanat, de fouille et de débrouillardise, autour de quelques repères dont le camp, le phare et le dôme (un plan est proposé en début d’ouvrage). Une société utopique, basée sur le labeur mais aussi de solides vertus, profondément ancrées, dont la solidarité et le pacifisme, ainsi qu’une dérangeante tendance à l’obéissance aveugle. Bien sûr, de l’utopie à la dystopie, il n’y a qu’une infime ligne, fine comme la lame d’un couteau bien affuté.

« Il passe la tête à travers la porte ouverte et sa vision met quelques instants à s’adapter à la pénombre. Six enfants sont assis à leurs bureaux, qui regardent Niema toucher du doigt un planisphère en plastique.
Il était déjà accroché au mur quand elle a décidé d’installer l’école ici, un douloureux rappel de ce qui avait été perdu. Elle a effacé tout ce qui n’était pas cette île et dessiné un cercle parfait autour, délimitant la zone de sécurité entre eux et le bout du monde.
 » Nous ne saurons jamais qui a créé une arme aussi terrible ni pourquoi elle a été utilisée, mais nous avons que le brouillard nous a tous pris au dépourvu, dit-elle de sa voix rauque. Aucun plan n’avait été établi pour faire face à un désastre d’une telle ampleur. À moins de rouler sur l’or, les gens n’avaient ni abri où se réfugier ni les provisions qui leur auraient permis de survivre. Nos enfants n’apprenaient même pas les règles de survie de base à l’école. »

Car il y a un « dernier meurtre », preuve que l’utopie ne l’est peut-être pas tant que ça. Le roman est avant tout un polar, canonique dans son déroulement. Une victime appréciée de tous et donc un mobile difficile à trouver, une scène de crime trafiquée, de nombreuses fausses pistes, des interrogatoires… Les éléments de SF ouvrent le champ des possibles et des interrogations : sur l’île, la violence n’existe – presque pas – et tous les habitants s’endorment automatiquement lors du couvre-feu. Et quid de ce narrateur omniscient, qui sait ce que font et pensent les personnages, s’entretient avec eux, mais n’a aucun souvenir de la nuit du meurtre ? Celui-ci n’est pas l’unique mystère, pas le seul sujet d’enquête. Il n’y a qu’Emory, principale protagoniste, qui fait preuve d’une réelle curiosité, transgressant régulièrement les lignes de ce qu’il est permis de dire sur l’île, par son envie de comprendre et de percer toutes les petites bizarreries et incohérences qui touchent leur quotidien. Petite mise en abyme, elle lit avec gourmandise les histoires de Holmes qu’on veut bien lui confier, histoire de lui occuper un peu l’esprit, et qu’elle pose alors moins de questions. Les mystères sont emboités les uns dans les autres, comme des poupées gigognes ou des casse-tête métalliques à démonter : il y a le meurtre, l’île, le monde… incarné par ce compte à rebours des jours qui restent à l’humanité.

« Elle suit mes instructions et s’enfonce dans le jardin, sans savoir qu’elle s’éloigne de plus en plus de son amie, qui se trouve en réalité à trente pas sur sa gauche. Pour que cette île survive à la semaine qui vient, il est crucial que Clara ne soit pas aux côtés de Hui dans les cinq prochaines minutes. Tel est le délicat échafaudage d’évènements sur lequel repose l’avenir. Si une seule pièce n’est pas à sa place, il s’écroulera, et tout ce que contient cette île se retrouvera écrasé sous les décombres. »

C’est finalement la conjonction des aspects de SF et du polar qui font de Dernier meurtre au bout du monde un texte qui plaira au plus grand nombre, la large frange du lectorat qui ne se contente pas d’une seule niche littéraire. Le chronomètre – même s’il se compte en dizaines d’heures – donne à l’ensemble un vrai côté escape game, renforcé par l’insularité et le faible niveau de connaissances de la grande majorité des protagonistes ; de même que ce narrateur omniscient, quasi maitre de jeu et qui semble avoir un plan, un projet qui ne souffre aucun imprévu. Je me suis posé de très nombreuses questions à la lecture du récit, croyant même déceler des facilités, voire des incohérences – nul doute que quelqu’un de plus fin que moi en verra – mais qui sont finalement expliquées au fur et à mesure. L’auteur – et là je ne doute pas – est un roublard rigoureux qui a d’abord écrit soigneusement son énigme (qui, pourquoi, comment, quand…) puis a identifié les éléments dont il avait besoin pour la rendre plus tortueuse, difficile à dénouer, et a alors intégré les éléments de SF comme solutions. En creux, se dessinent et s’épaississent les interrogations quant à la discipline et au bonheur : que sommes-nous prêts à faire, à ignorer pour mener une vie facile, sans cette liberté qui nous angoisse finalement ? Beaucoup de questions non ?

Dernier meurtre au bout du monde est un texte qui plaira au grand public – sans jugement de valeur aucun – par ses mystères, et le plaisir palpable pris par l’auteur pour les inventer.

Vous aimerez si vous aimez les polars classiques dans un décor SF, avec les options que ce choix ouvre.

Les

  • Les réactions un peu surprenantes des personnages
  • Des phases nécessaires d’explicitation des ressorts
  • Un univers finalement très classique pour le lectorat rompu à la SF

Les +

  • Un suspense qui tient en haleine
  • Les nombreux rebondissements
  • Un univers qui se dévoile petit à petit

Extraits choisis de Dernier meurtre au bout du monde sur la blogosphère : un roman à suspense, tortueux et ludique (et quelques réserves aussi) chez Le Maki ; une expérience intense pour Aude.

Résumé éditeur

Une île, 125 habitants, 1 mort. 107 heures pour retrouver le coupable. Le compte à rebours a commencé ! En dehors de l’île, il n’y a rien. Plus âme qui vive. Un brouillard a envahi la Terre quelques années auparavant, semant la mort sur son passage. Sur l’île, la vie est idyllique. La paix et l’harmonie règnent chez les cent vingt-cinq habitants, qui vivent de la pêche et de l’élevage. Jusqu’au jour où l’un d’eux est retrouvé assassiné.
Pire encore, il se pourrait que ce premier meurtre commis sur l’île soit aussi le dernier. Car, au même moment, le système de sécurité qui protège les lieux du brouillard s’est arrêté. S’ils veulent sauver de l’extinction ce qui reste de l’humanité, les villageois doivent maintenant découvrir le coupable. Et il leur reste cent-sept heures avant qu’il ne soit trop tard..

Dernier meurtre au bout du monde de Stuart Turron, traduction de Cindy Colin-Kapen, couverture de Nicolas Caminade, aux éditions 10/18 (2025, première parution VF en 2024 chez Sonatine, VO de 2024), 480 pages.

14 commentaires sur “Chronique – Dernier meurtre au bout du monde, Stuart Turton

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    1. Tu n’es pas le seul à l’avoir lâché. Nous ne sommes pas la cible je pense. Je suis quand même content de l’avoir terminé car tout ce qui me paraissait trop facile ou incohérent est expliqué. J’ai donc passé un bon moment finalement 🙂

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  1. mouais.
    Disons, que je vais me contenter de Hurlement. Je ne doute pas que la cible soit plus élargie que ma pomme. D’ailleurs si on regarde bien, je suis un lutin, donc : petit lutin, la mire passe sur moi sans me déceler…

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  2. Je confesse que j’ai acheté ce niveau roman de Turton sans lire une seule ligne du résumé, juste sur la base que j’ai aimé les précédents. Je découvre donc qu’il relève également de la SF en te lisant xD J’espère que ça ne rompra pas le charme pour moi car en général quand des éléments de ce genre sont introduits ça rend mes dents plus dures 😀 On croise les doigts !

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