Chronique – La cité des nuages et des oiseaux, Anthony Doerr

Je n’aime pas les bandeaux rouges. Je n’aime pas les mentions du type « un des meilleurs livres… ». J’ai également parfois un peu de crainte quand un auteur de littérature blanche s’aventure sur le terrain de l’imaginaire. Bref, je m’aventure parfois à reculons dans un texte que je décide d’exhumer de ma PAL car « à un moment, faut ben ! ». Et quand c’est une brique de plus de 800 pages, le manque d’envie peut être encore plus grand.

Mais parfois, c’est un moment de grâce, de pur bonheur. Quand nous sommes happés dès le début, où chaque page tournée se savoure, puis nous entraine inéluctablement à la suivante, encore et encore, et qu’une pensée vient : « je lis un des meilleurs livres de tous les temps ». Vous avez compris, ce roman est un grand coup de cœur ; au programme : amour des livres, de l’histoire et de la SF, de l’émotion. Un livre écrit pour moi en somme.

La cité des nuages et des oiseaux est un roman choral très ambitieux. D’abord par le choix d’Anthony Doerr de situer ses histoires dans trois époques différentes : la charnière entre le Moyen-Age et l’Epoque Moderne avec le siège de Constantinople en 1453, l’époque contemporaine de la Guerre de Corée à nos jours, et enfin le futur qui s’incarne sous la forme d’un vaisseau générationnel. L’auteur accomplit déjà un premier tour de force qui mérite d’être signalé, en réussissant à mêler roman historique, histoire contemporaine et SF, sans aucune fausse note ; chacun de ces trois récits est un modèle de leurs genres respectifs. Les aspects historiques sont soignés et on voit le siège de la future Istanbul par les yeux des deux camps, ceux du peuple pour être précis, loin de l’hubris des puissants. L’auteur s’attache à montrer les horreurs de la guerre, la vacuité de celle-ci où seul la rivalité et le prestige de quelques uns comptent, mais aussi la surprenante capacité de résilience ; il y a toujours de l’espoir, et quelque chose de beau peut jaillir des ténèbres. La partie SF n’est pas en reste, et il est évident qu’Anthony Doerr a lu des classiques ou qu’il s’est bien documenté ; on retrouvera les classiques IA de vaisseau ou encore le le recours aux imprimantes intégrales et autres réalités virtuelles. L’ensemble peut donc demander un peu de « culture », qu’elle soit historique ou littéraire mais l’auteur ne jargonne jamais, faisant preuve d’une honnête humilité et d’une clarté remarquable. Ainsi, même si vous n’êtes pas familiers de ces genres, vous n’aurez jamais cette désagréable impression d’être mis à distance par un auteur qui vous rappelle implicitement que vous ne méritez pas son texte.

« … alors que je franchissais les portes du village, je croisai une vieille commère repoussante assise sur une souche d’arbre. « Om t’en vas-tu comme ça, pauvre sot ? me demanda-t-elle. La nuit va bientôt tomber, et ce n’est pas une heure pour courir les routes. » Et moi, je répondis : « Toute ma vie, j’ai rêvé d’en connaître davantage, de me remplir les yeux de choses nouvelles et de laisser derrière moi ce village puant et boueux, et ces moutons qui ne savent que bêler. Je pars pour la Thessalie, Pays de la Magie, afin de trouver un sorcier capable de me transformer en oiseau, aigle farouche ou splendide chouette. » »

L’ambition se retrouve également quant aux personnages principaux, qui sont relativement nombreux, cinq au total, auxquels il faut bien évidemment additionner les nombreux – et tous réussis ! – rôles plus secondaires. Tous immédiatement caractérisés et attachants, avec toute une palette de traits de caractères, âges ou genres. En plus de 800 pages, l’auteur prend le temps de les faire vivre et évoluer en gardant un bel équilibre car dans un récit choral, il est assez fréquent d’avoir un protagoniste préféré ou que l’on aime moins, et une intrigue qui nous intéresse davantage ou dont on peut sentir – ou croire – qu’elle est peut-être plus importante que les autres car centrée sur le personnage central. Rien de tout ça ici. Cette galerie permet à l’auteur de traiter de nombreux sujets, qui semblent lui tenir à cœur, et de manière transversale : ils sont partagés par plusieurs personnages, et donc abordés dans les différentes périodes du roman. Les citer tous serait trop long, mais on trouvera par exemple les enjeux de la dégradation de l’environnement, de la prise de conscience à l’époque contemporaine, aux dégâts irréversibles dans le futur, ou à la revendication d’une supériorité de l’homme qui soumet la nature lors d’un siège. Il aborde avec subtilité la question du handicap ou celle de la famille, qui n’est jamais idéalisée ou stéréotypée. Doerr est un humaniste : c’est toujours beau, parfois sombre ou triste, mais l’espoir d’élévation est là. Comme les personnages, je suis passé par toutes les émotions en lisant La cité des nuages et des oiseaux.

« Le vent arrache un des cahiers de sa main, Anna le rattrape et l’époussette avant de le replacer sur ses genoux. Pendant un long moment, Licinius baisse les paupières sur ses yeux fatigués.
 » Un reposoir, dit-il enfin. Tu connais ce mot ? Un lieu de repos. Un texte – un livre – est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. »
Alors il ouvre grand les yeux, comme s’il contemplait le fond de ténèbres infinies.
 » Mais les livres meurent, de la même manière que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparait, la mémoire connaît une seconde mort. » »

Humaniste, car si c’est un texte qui met en scène toute la palette d’actions et d’émotions dont l’humanité est capable, avec des personnages très divers, Doerr lui trouve un dénominateur commun, qu’il partage – et nous aussi logiquement si vous êtes en train de me lire : l’amour des livres. L’auteur s’inscrit ainsi dans ce mouvement intellectuel où l’Homme peut progresser par l’apprentissage et la lecture. En s’amusant avec la méta – et poly – textualité, il introduit un ouvrage antique qui devient le fil rouge du roman et dont le nom est… La cité des nuages et des oiseaux. Chaque personnage, d’une manière ou d’une autre, est confronté à ce texte, qui revêt alors pour lui une importance fondamentale en tant que porte vers le passé, et notamment l’Antiquité grecque – fondement de l’Humanisme -, mais aussi comme outil d’émancipation, par l’apprentissage de la lecture, l’accès à un autre monde, ou plus simplement l’organisation d’une représentation de théâtre. Ce texte devient en somme le sixième personnage du récit, avec sa vie propre et ses mésaventures. Chaque lecteur dénichera les pistes et indices en fonction de son propre vécu. Pour Anthony Doerr, les livres existent – existeront – toujours et sont des objets qui tissent du lien, que l’on transmet eux-mêmes et les textes qu’ils contiennent, ainsi que d’ultimes compagnons dans les moments les plus sombres. On se souvient d’un livre pour de belles raisons : ce qu’il est et contient, qui l’a écrit, qui nous sommes et dans les cas les plus beaux, celui ou celle qui nous l’a fait découvrir. J’espère y apporter une modeste contribution.

La cité des nuages et des oiseaux est un grand livre, foisonnant et merveilleux, dans tous les sens du terme.

Vous aimerez si vous aimez les livres.

Les +

  • De superbes personnages
  • Un parfait équilibre entre toutes les parties
  • Un livre qui parle des livres

Les

  • On aurait aimé quelques lignes de plus, pour prolonger le plaisir.

La cité des nuages et des oiseaux sur la blogosphère : Un grand livre pour L’épaule d’Orion, le pouvoir des mots pour Gromovar.

Résumé éditeur

Avez-vous jamais lu un livre capable de vous transporter dans d’autres mondes et à d’autres époques, si fascinant que la seule chose qui compte est de continuer à en tourner les pages ? Le roman d’Anthony Doerr nous entraîne de la Constantinople du XVe siècle jusqu’à un futur lointain où l’humanité joue sa survie à bord d’un étrange vaisseau spatial, en passant par l’Amérique des années 1950 à nos jours. Ses personnages ont vu leur destin bouleversé par La Cité des nuages et des oiseaux, un mystérieux texte de la Grèce antique qui célèbre le pouvoir de l’écrit et de l’imaginaire. Et si seule la littérature pouvait nous sauver ?

La cité des nuages et des oiseaux d’Anthony Doerr, traduction de Marina Boraso, couverture d’Adam Simpson, aux éditions Le livre de poche (2024, première édition VF Albin Michel en 2022, parution VO en 2021), 816 pages.

Grand prix de la littérature américaine, 2022

9 commentaires sur “Chronique – La cité des nuages et des oiseaux, Anthony Doerr

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