Comme tous les mois de mai – d’ailleurs, pourquoi mai ? – les éditions Le Belial lancent l’opération Une Heure Lumière avec l’édition d’un Hors-Série, catalogue de luxe, offert pour l’achat de deux volumes de ladite collection. L’occasion donc de continuer à faire le fan boy de base et à aligner les jolis numéros sur les étagères, tout en jetant les ignobles bandeaux rouge, et surtout de prolonger l’exploration de la prose de certains auteurs… ou en découvrir de nouveaux.
En l’occurrence, Défense d’extinction est mon premier texte de Ray Nayler, et il m’a été vivement conseillé – avec sa délicatesse habituelle – par le Maki ; oui, je fais dans l’animalier. Je sais être reconnaissant et le remercie donc d’avoir un peu hâté cette lecture car c’est un bijou de SF : l’auteur réussit l’exploit d’écrire une vraie histoire avec ses péripéties, qui plus est un texte choral, dans un format restreint, tout en abordant de très nombreuses thématiques, dont l’amour et la mémoire. Rien que ça. Premier Nayler donc, mais pas le dernier, certainement.
Même s’il s’agit d’un des volumes les plus épais de la collection, Défense d’extinction reste une novella, un format où il est difficile de multiplier les intrigues et personnages, au risque de la superficialité. Pourtant Ray Nayler fait le choix de commencer en introduisant trois groupes distincts de protagonistes, même si ce qui les unit est assez évident, et qu’ils se rencontrent bien plus rapidement que dans un pavé de 1000 pages. Il y a d’abord Damira et sa harde, protectrice des pachydermes jusqu’au bout des ongles et personnage pivot du récit. Puis le jeune Sviatoslav, membre par héritage d’une troupe de braconniers sans le sou. Enfin, un petit groupe incarnant l’élite russe, arpentant la steppe sibérienne à la recherche des mammouths pour garantir leur survie, science et protection ayant besoin d’argent pour perdurer. Le récit, même s’il est un peu – à dessein – nébuleux au début, est prenant, d’autant plus que l’on se doute vite que les choses vont mal se passer pour tout ou partie de nos personnages ; on craint pour eux – ou peut-être pas – mais on a envie de savoir ce qui va leur arriver. L’ensemble est très rythmé, sans exposition inutile, et l’auteur nous montre qu’il s’agit bien d’un texte de SF, que nous sommes par conséquent dans un futur proche, en glissant subtilement des éléments scientifiques : drones et montures robotiques très performantes et perfectionnées, capacité technique de faire renaitre des espèces disparues à partir d’ADN comme dans Jurassic Park, et bien d’autres choses encore.
« À Moscou, la vie continue comme si de rien n’était. Comme si des dizaines de milliers d’éléphants ne mouraient pas. Comme si le rhinocéros n’était pas déjà presque éteint, ne survivant que dans des éprouvettes et des zoos. Les Moscovites boivent des cafés occidentaux de luxe trois fois plus chers, qu’en Occident et déambulent, le visage vide, sur les pavés de Stary Arbat, perdus dans les flux de développement personnel. Les gens sont convaincus que, quel que soit le problème, cela ne peut pas les toucher. Ils sont certains que quelqu’un d’autre s’en chargera, à supposer seulement qu’ils y pensent. »
Rien, absolument rien, n’est laissé au hasard par l’auteur. Chaque information, personnage ou élément technologique a un rôle à jouer dans l’histoire et sert sa réflexion. Le monde esquissé est le notre, qui aurait continué – continuera – selon la trajectoire actuelle, et aboutissant à l’effondrement radical de la biodiversité, l’accroissement des inégalités sociales avec des ultra riches bien à l’abri du changement global… Défense d’extinction est un texte engagé, qui s’enracine dans notre présent et ses problématiques, de qui est d’ailleurs l’ADN – joke inside – de la SF. Néanmoins il ne s’agit pas d’un prêche qui martèle solutions et interdictions car Ray Nayler introduit aussi nuance et hauteur. Les motivations des personnages sont complexes, au-delà d’une morale manichéenne. L’auteur illustre par exemple qu’il n’y pas que des méchants contrebandiers assoiffés de sang, mais que cette pratique est aussi un moyen de survie pour certaines familles, avec peut-être même un enrichissement rapide à la clé, qui permettrait ensuite de tourner définitivement cette page. De même, quel est le prix à payer pour protéger une espèce, entre cadre éthique et légal ? La notion de système, qu’il soit social ou écologique – si tant est que les deux puissent être séparés – est au centre du texte : tout est en interaction, des contrebandiers prisonniers de systèmes mafieux, aux mammouth en tant qu’agents de services écosystémiques. In fine, SF oblige, l’auteur se demande si la piste techno-solutionniste, en tant que coefficient scientifique (observation + techniques) permettrait d’inverser la trajectoire.
« L’un de ses premiers souvenirs était précisément celui d’une carte. Il était assis sur les genoux maternels, à la table de leur petite cuisine. Au-dehors, la nuit et le froid régnaient. Il pouvait apercevoir les flocons qui virevoltaient près de la fenêtre, ou lorsqu’un coup de vent les rabattait contre la vitre. Il voyait la neige tomber dans le halo des réverbères tel un tourbillon de systèmes solaires dans l’obscurité. Le bras passé autour de lui, sa mère chantait à voix basse. Un cahier, un stylo bleu et un livre étaient posés sur la table, le livre ouvert sur une carte. Elle avait cessé de prendre des notes et avait désigné un endroit sur le plan. Une île au large de l’Italie.
» C’est la Sicile. On pourrait y aller un jour ». Elle avait déplacé son doigt. « Ou alors là… Cette île s’appelle la Corse. » »
Vous connaissez l’expression « avoir une mémoire d’éléphant », Ray Nayler aussi, puisqu’il en fait un des fils rouge de cette novella. Il y a la mémoire des espèces, entre instinct inscrit dans les gênes, l’inné, et l’éducation qui se transmet de génération en génération, l’acquis. Sauf que pour une espèce éteinte, puis recréée, celui-ci n’existe plus et que les créatures issues des laboratoires sont quasiment semblables à des coquilles vides, animées par les éléments les plus simples de l’instinct de survie, mais incapables d’emprunter les bons itinéraires ou de prendre soin les uns des autres. C’est là qu’une autre forme de mémoire apparait, celle qui correspond aux souvenirs de toute une vie – du moins ceux que le cerveau a trié – et qui pourrait être sauvegardée numériquement, et donc réinstallée. Il y a du transhumanisme dans Défense d’extinction. Surtout, l’auteur met régulièrement en scène les souvenirs des différents personnages, heureux ou non, convoqués plus ou moins spontanément, et donne à son texte une réelle épaisseur temporelle. Ces bribes d’information et l’aspect choral amène un thème plus inattendu dans un récit de ce type, et c’est ce qui a achevé de me séduire : l’émotion. Car Défense d’extinction parle avant tout d’amour, de celui que peuvent ressentir deux amants aux valeurs différentes, celle d’un fils pour son père dysfonctionnel et sa mère disparue, ou celle d’une éthologue pour des animaux, au point de préférer ceux-ci à la vie humaine.
Défense d’extinction est un des meilleurs volumes de la collection Une heure Lumière. Mémoire et amour, science et émotion, nature et culture. Oui, en seulement 160 pages. Ray Nayler vient de rentrer au panthéon de poche.
Vous aimerez si vous aimez les mammouths. « Non, pas la bulleteuh ».
Les –
- Un peu brumeux au début
- Un petit artefact scénaristique
Les +
- Une maitrise parfaite du rythme et de l’écriture
- Evite le piège du manichéisme
- Riche, dense !
- Une traduction au poil (roux)
Défense d’extinction sur la blogosphère : Passionnant de bout en bout pour le Maki (bénit soit-il), trop triste au Syndrome Quickson.
Résumé éditeur
D’ici un siècle, peut-être davantage.
Au fin fond de la taïga russe, des milliers d’années après leur disparition, les mammouths foulent à nouveau la Terre… et meurent. Mais si le clonage d’ADN exhumé du permafrost dont ils sont issus garantit l’inné, il n’assure en rien l’acquis. Désarmés, sans le savoir et l’expérience des matriarches d’une génération antérieure inexistante, les géants dépérissent. Or, il existe peut-être une solution : Damira Khismatullina, éthologue de renommée mondiale, spécialiste des pachydermes qui a dédié sa vie à la défense des éléphants du continent africain — en vain. À cette nuance près que Damira a été assassinée par des braconniers il y a bien longtemps. Qu’à cela ne tienne : les scientifiques russes disposent d’un atout. Effrayant, terrible, résolument contre-nature…
Défense d’extinction de Ray Nayler, traduction de L’Epaule d’Orion, couverture d’Aurélien Police, aux éditions Le Bélial, collection Une Heure Lumière (2025, parution VO en 2024), 160 pages.

J’ai découvert (et adoré) l’auteur il y a peu, j’ai donc comme toi craqué pour ce petit texte et je suis ravie de lire qu’il t’a tant convaincu. Je n’ai lu que ta conclusion et tes arguments +/- mais ça me met des étoiles dans les yeux !
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Un texte qui vaut vraiment le coup ! D’autant plus que j’ai été un peu moins convaincu par d’autres UHL récentes.
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Mon souci, c’est que j’ai tendance à sortir plus facilement un roman qu’une novella, donc je traîne un peu sur les UHL, à tort souvent, je sais ^^!
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En général j’en sors un après un pavé, histoire d’avoir l’impression de lire un livre par semaine (même si en réalité, je lis bien plus en ce moment ^^)
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Merci.
Tu vois je peux être de bon conseil. Ne te reste plus qu’à lire son recueil de nouvelles et son roman qui est dans la même veine que cette novella La Montagne dans la Mer. (malheureusement pour toi pas encore en poche)
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Je n’en doutais absolument pas ;).
Je crains qu’une sortie en poche soit très hypothetique. Mais j’ai franchi le cap pour La Maison des Soleils qui est devenu un de mes livres favoris… Alors…
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