Chronique – Libration (Les voyageurs T2), Becky Chambers

Le cycle des Voyageurs a rapidement provoqué une certaine hype, l’autrice s’installant en figure de proue d’une « nouvelle » manière de concevoir la SF, et plus particulièrement le Space Opera. Exit donc les récits angoissants ou violents, qui dépeignent souvent un futur qui fait assez peu envie – textes pensés et écrits à mon humble avis comme des contre-modèles ou guides à ne pas suivre, n’en déplaise à Musk. Cette approche différente est suffisamment convaincante pour que je lise, et apprécie, le premier tome (L’espace d’un an) et prolonge le cycle avec le roman objet de ce billet.

J’y ai retrouvé les qualités – et défauts, j’y reviendrai – du précédent et qui semblent être la marque de fabrique de l’autrice : un vrai Space Opera aux paysages, ambiances et espèces aliens variées ; un intérêt poussé quant aux Intelligences Artificielles ; et surtout une attention portée aux personnages et à leurs relations, thème où Chambers excelle. Cela ne m’a toutefois pas totalement comblé car même si j’ai passé un bon moment, j’ai aussi trouvé que ça manquait parfois un peu de péripéties.

L’univers imaginé par Becky Chambers est un Space Opera, c’est à dire qu’il s’appuie sur le postulat d’un voyage interstellaire extrêmement facile, de l’ordre de nos déplacements en avion contemporain, et qui postule également une grande diversité de mondes habitables et donc d’espèces. Si la premier tome s’intéressait de près au thème du voyage spatial, et de la vie en communauté qui en découle au sein d’un vaisseau, Libration nous fait toucher terre – ou du moins le sol – à travers deux lieux distincts qui sont les décors des deux axes du récit. L’autrice sait donner de la densité et on s’éloigne d’un vulgaire changement d’échelle qui se contenterait de remplacer les milieux par des planètes – pouf, une planète océan, re-pouf une planète désert – pour nous montrer des mondes qui semblent complexes, de vrais géosystèmes en somme, même si on les explore assez peu. Comme tout « bon » texte de SF, la technologie est prépondérante, et concerne au premier chef nos deux personnages principaux : Poivre en tant que technicienne, désormais au sol, et Lovelace, dorénavant prénommée Sidra, comme Intelligence Artificielle. Même si ces deux protagonistes sont issus de L’espace d’un an, la lecture n’est pas obligatoire pour saisir les enjeux et les relations entre elles deux.

« « Je m’adapte au budget des gens, et le troc me va autant que les crédits. Voire davantage. » Elle leva un pied. « Ces bottes, je les ai eues gratos parce que j’avais réparé le scanner d’un marchand de fringues. J’ai un médecin qui, tous les standards, met à jour mes immubots et ceux de Bleu en échange de bricolages quand il en a besoin. Et j’ai une ristourne de cinquante pour cent à vie aux Régals du Capitaine Smacky, parce que j’ai réparé son gril en urgence.  » Elle haussa les épaules. « Les crédits, c’est du vent. Je les accepte par que, collectivement, on a décidé que ça ferait tourner la machine, mais je préfère le tangible. » »

Déjà dans le premier tome, Becky Chambers avait construit un des fils narratifs autour de Lovelace, et sa capacité à aimer et être aimé, tout en étant la conscience d’un vaisseau spatial. La question du corps se posait donc, l’amour passant aussi par des contacts physiques. Dans Libration, elle est cette fois obligée d’utiliser un corps, de synthèse, mais terriblement proche d’un corps vivant, qu’elle nomme un « kit ». Une bonne partie du récit se concentre sur les limites d’un tel transfert, par exemple en terme de vision, car elle passe d’une foule de censeurs à des yeux et donc à un angle plus étroit, et un vaste angle mort ; ou les contraintes que posent des règles de programmation, comme ne pas mentir, dans un cadre d’interactions sociales – à fortiori quand il faut dissimuler sa vraie nature. Je ne suis jamais totalement convaincu par ces histoire d’IA, un comble peut-être un lecteur chez qui la SF est majoritaire. Ces personnages me paraissent toujours écrits comme des humains, avec conscience et sentiments, constat que je dresse également pour l’essentiel des espèces aliens décrites – il n’y a guère que Peter Watts qui récemment a réussi à me donner une vraie impression d’altérité. Bref, les états d’âme d’une IA développés sur plus de 500 pages ont fini par me lasser.

« Sur un mur, un écran s’alluma. Jane 23 s’en approcha avec prudence. Une image s’afficha. Un visage. Mais pas un visage de fille – enfin, si, un genre de fille, mais pas une fille comme elle en avait l’habitude. Une fille plus vieille, encore plus vieille que les filles qui partaient quand elles avaient douze ans. Ce visage avait des trucs qui dépassaient au sommet de sa tête, et d’autre trucs un peu pareil au-dessus des yeux. L’image n’était pas une vraie fille. C’était plutôt comme une vid. Mais le visage souriait, ce qui fit que Jane se sentit un peu mieux.
« Bonjour », dit la voix. L’image sur le mur bougeait les lèvres au rythme des mots. « Je m’appelle Chouette ». »

Si la moitié des chapitres est donc consacrée à Lovelace/Sidra, l’autre nous plonge dans le passé avec le personnage de Jane 23 – je ne vous en dit pas plus, au cas où vous auriez la (bonne) idée de ne pas lire la quatrième. Cette partie m’a davantage intéressé car elle raconte la fuite, puis la survie et enfin la découverte d’un monde, par une jeune fille dont la seule tâche est de recycler des objets et débris mécaniques ou électroniques, dans un vaste camp clos. On s’attache tout de suite à ce personnage, en danger perpétuel, et dont on devine qu’elle fait partie d’un système vaste et cynique, où le travail des enfants – esclaves – est plus rentable que le salariat, voire même la mécanisation. L’autrice ne verbalise pas tout, mais évoque implicitement une forme de clonage ou de reproduction à vaste échelle. Sa relation avec une autre IA, qui devient une figure maternelle – nous avons même droit à la crise d’adolescence – est touchante, et son aspiration au savoir et à l’émancipation est parfaitement racontée par Chambers. Les deux récits finissent par se rejoindre et le texte gagne en rythme, avec un récit peut-être plus conventionnel, mais qui a réussi à me capter et à faire pencher la balance du bon côté.

Libration est un beau texte, et même si je me suis parfois un peu ennuyé, je comprends tout à fait les louanges qu’il a pu recevoir. Je suis d’ailleurs tout de même suffisamment convaincu pour avoir envie de lire le troisième volume.

Vous aimerez si vous aimez la SF positive, qui s’intéresse à la vie des gens

Les

  • On s’ennuie parfois un peu…
  • … surtout dans la première moitié, signe d’un problème de rythme
  • On voyage peu

Les +

  • De biens beaux personnages
  • La preuve qu’on peut faire du Space Opera sans donner la priorité aux conflits
  • C’est un tome 2, mais qui peut se lire quasi indépendamment.

Extraits choisis de Libration sur la blogosphère : Célinedanaë s’est ennuyée, une fabuleuse lecture chez le Syndrome Quickson.

Résumé éditeur

Lovelace, intelligence artificielle née à bord du Voyageur à la fin de L’Espace d’un an, accepte de se transférer à bord d’un corps synthétique. Devenir humaine, une chance ? Pas pour elle : les limitations de la chair l’étouffent. Champ de vision ridiculement restreint, pas d’accès au réseau, réactions physiologiques incontrôlables…
À ses côtés, Poivre, mécano, l’aide de son mieux. Ancienne enfant esclave libérée par miracle, grandie seule sur une planète ravagée, elle aussi a dû lutter pour accéder pleinement à l’humanité et se construire une vie, sinon ordinaire, du moins normale.

Libration – nom d’un point de l’espace en équilibre entre deux astres, zone de stabilité mouvante qui accompagne les planètes dans leur danse – raconte l’histoire de ces deux femmes. Chacune à sa façon s’arrache à une vie liminale pour se tailler une identité, conquérir l’indispensable : la dignité.

Libration de Becky Chambers, traduction de Marie Surgers, aux éditions Livre de poche (2023, première parution VF 2017 , parution VO en 2016), 512 pages.

Prix Hugo de la meilleure série 2019, prix Julia-Verlanger 2017.

6 commentaires sur “Chronique – Libration (Les voyageurs T2), Becky Chambers

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  1. C’est tellement ça ma crainte, m’y ennuyer comme je m’étais ennuyée lors du 1er tome. Alors le côté IA peut m’intéresser mais je note tes bémols. En revanche, je compte bien me garder la surprise pour Jane et ne pas lire la 4e avant de me lancer.
    La question est maintenant : quand est-ce que j’aurai le courage de le sortir de ma PAL ?

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