Chronique Saga – Blackwater, Michael McDowell

Paru en feuilleton, à raison d’un tome toutes les deux semaines, Blackwater est un phénomène littéraire… qui dure. Les multiples réimpressions et ruptures, ainsi que la mise en valeur ininterrompue en libraire et grande surface – et l’édition des autres textes de l’auteur ensuite – prouvent que la saga est devenue immédiatement un classique du genre. Même dissimulée dans une collection de littérature blanche, en tout cas non présentée comme relevant de la SFFF, il s’agit bien d’un texte qui appartient aux genres de l’imaginaire, le fantastique plus précisément. S’agissant de surcroit de – superbes – volumes de poche, la chronique s’imposait sur le blog.

Même si en raison de contingences professionnelles – et de refus de m’enfermer dans un cycle – j’ai mis trois ans pour lire l’intégralité des six tomes, j’ai adoré ma lecture. Aussi, pour quelle raison une saga familiale, aux éléments fantastiques extrêmement discrets et parcimonieux, réussit à être un succès grand public d’édition tout en séduisant des lecteurs habitués au genre ?

Blackwater narre la vie de la famille Caskey, notables de la petite communauté de Perdido, dans l’Alabama, de 1919 à 1970. Même si la bourgade existe réellement, elle n’a pas grand chose à voir avec le destin que lui dessine Michael McDowell ; je me permets de supposer que le nom, signifiant « perdu » en espagnol, a été un argument dans le choix de l’auteur. Un lieu perdu, donc, mais pas pour tout le monde, puisque c’est l’endroit où la mystérieuse Elinor décide de jeter ses maigres bagages, et le grappin sur Oscar Caskey. Ce dernier, même s’il est célibataire, n’est pas totalement libre puisqu’il est le rejeton – et seul mâle – de Mary-Love Caskey, venimeuse matriarche du clan qui n’entend pas céder son fils, et encore moins son autorité, à une étrangère. Dès les premiers chapitres, le ton et l’ambiance sont donnés : rivalités de pouvoir au sein d’une famille, la vie quotidienne de l’élite d’une toute petite ville du sud des Etats-Unis et ses préoccupations anodines, ou face aux imprévus, comme la crue de la rivière qui traverse Perdido, en passant par l’arrivée d’une jeune femme déterminée. Le fantastique reste très discret, suffisamment pour ne pas déclencher de réactions chez les habitants – on est loin d’une chasse aux sorcières – qui oscillent entre déni, superstitions et poids des normes sociales. Voici les ingrédients de la saga. Donc si vous n’adhérez pas aux premiers chapitres, voire au premier tome, il y a peu de chance que vous soyez conquis : la forme reste identique et même si la famille Caskey et Perdido évoluent – et le plaisir de lecture est là -, le sujet de fond reste le même.

Le sujet central de Blackwater est donc la famille et l’auteur en montre une multitude d’aspects. Il y a bien évidemment les relations parents/enfants, y compris dans des modèles de famille monoparentale, ou plus ou moins recomposée car, chez les Caskey, on se prête voire on se vole les enfants, avec des conséquences étonnantes pour les relations entre sœurs. L’archétype du couple est également questionné car certaines relations semblent être basées sur l’amour – mais qui reste toujours discret, les démonstrations débordantes semblant mal vues – ou sur le pragmatisme, tout en allant au-delà de la norme hétérosexuelle ; point intéressant, l’homosexualité n’est pas verbalisée, ni même questionnée : c’est une situation qui existe, tout simplement. La famille s’entend également de manière élargie, avec la famille Sapp, générations de femmes afro-américaines qui servent les Caskey, de mère en fille. À nouveau, l’auteur ne rentre pas dans les détails ni l’analyse mais décrit juste une situation où la hiérarchie est évidente, chacun est à sa place, ce qui n’exclut pas quelques moments intermédiaires, quand les frontières de brouillent. L’esclavage a été aboli mais Perdido reste une ville du sud des Etats-Unis ; les normes y changent moins vite que le contexte législatif. La famille Caskey est d’ailleurs hors du temps, avec sa propre trajectoire : clan classique et traditionnel aux débuts du récit, qui connait ensuite une fulgurante ascension puis une stagnation, et le déclin à venir. Même si les Caskey sont parfois rattrapés, et tragiquement, par les tempêtes extérieures, ils semblent comme figés dans cette première moitié du XXe siècle ; c’est particulièrement frappant dans le dernier volume.

Car la famille Caskey, et ses ramifications, évolue en vase clos ; l’essentiel de l’histoire prend place dans leur propriété, avec deux maisons voisines. Les contacts avec l’extérieur existent, mais généralement à son profit, systématiquement animés d’une volonté de contrôle, et l’idée de s’éloigner parait souvent saugrenue. Mais au sein de ce microcosme, les différents membres évoluent avec le temps, en fonction des contingences, drames ou évènements plus heureux, mais toujours dans le système de leurs relations plus ou moins fonctionnelles. Michael McDowell donne de la profondeur à ses personnages qui changent au fil des tomes, gagnent en profondeur, et se montrent parfois imprévisibles ; avec les années, certains se bonifient, d’autres non, ressemblant parfois à des défunts honnis. Tous les personnages, avec leurs failles, sont attachants, et chaque lecteur ou lectrice n’aura aucune difficulté à les aimer tout en les détestant. La mystérieuse Elinor est finalement le personnage le plus stable, souvent au-dessus de la mêlée, figure presque omnipotente. Blackwater peut être appréhendé comme une fresque sur le temps et ses échelles : à la fois par son fond, ce récit familial, mais aussi par sa forme, la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture ayant fait le pari d’une publication bimensuelle, bel hommage à l’aspect feuilleton originel ; succès, car le premier tome était en rupture avant que l’intégralité du cycle ne soit sortie. Mon libraire m’a raconté que certaines clientes attendaient avec impatience, demandant même à pouvoir acheter les tomes suivants avant les dates officielles. Le coup markéting de l’éditeur s’appuie aussi sur un objet d’une grande beauté – je ne peux que vous conseiller de bien étudier les couvertures, sitôt le volume achevé. Un pari réussi, qui montre – une fois de plus – que le fantastique peut se cacher en littérature blanche et obtenir un immense succès. Mérité.

Vous aimerez si vous les sagas familiales s’étendant sur plusieurs décennies, l’Amérique profonde, les rivières – et ce que l’on y trouve.

Les +

  • La maitrise parfaite du rythme
  • Les personnages, qu’on les aime ou les déteste
  • Le superbe travail éditorial de Monsieur Toussaint Louverture

Les –

  • Les réactions de certains personnages, parfois… surprenantes
  • Quelques éléments peut-être un peu trop implicites

Résumé éditeur du premier tome

Pâques 1919, alors que les flots menaçant Perdido submergent cette petite ville du nord de l’Alabama, un clan de riches propriétaires terriens, les Caskey, doivent faire face aux avaries de leurs scieries, à la perte de leur bois et aux incalculables dégâts provoqués par l’implacable crue de la rivière Blackwater.

Menés par Mary-Love, la puissante matriarche aux mille tours, et par Oscar, son fils dévoué, les Caskey s’apprêtent à se relever… mais c’est sans compter l’arrivée, aussi soudaine que mystérieuse, d’une séduisante étrangère, Elinor Dammert, jeune femme au passé trouble, dont le seul dessein semble être de vouloir conquérir sa place parmi les Caskey.

Blackwater de Michael McDowell, traduction de Yoko Lacour, illustrations des couvertures Pedro Oyarbide, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture (parution vo en 1983 – présente édition en 2022).

2 commentaires sur “Chronique Saga – Blackwater, Michael McDowell

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  1. Comme toi j’ai beaucoup aimé cette saga, que j’ai lu personnellement au rythme dans roman par mois, ce qui fut parfait.
    Oui, il y a quelques facilités, quelques grosses ficelles, des personnages un peu archétypaux, mets cela à totalement participé au charme de la lecture pour moi.
    Et comme toi et beaucoup de lecteurs j’ai adoré les objets livres avec ces couvertures devinettes, que je me faisais un plaisir d’explorer avant de débuter ma lecture à chaque fois ^^

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