Chronique – Vision aveugle, Peter Watts

J’aime la SF, mais pas la Hard SF. Je trouve souvent que ce sont des textes ardus, en raison de descriptions et précisions scientifiques très poussées, en tout cas trop pour moi, et surtout d’une assez grande froideur. On pourrait – à raison – me rétorquer les arguments habituels mais valables d’ordre quantitatif ou qualitatif : je n’en aurais pas lu assez, et/ou pas les bons. Un peu comme les choux de Bruxelles. Néanmoins, il m’arrive – parfois – de reconnaitre ma mauvaise foi et – adverbe légèrement supérieur à parfois – d’écouter les conseils de personnes triées sur le volet, en l’occurrence Steph et Vincent. Ils me connaissent bien et ne se sont pas trompés.

Pourtant, il y avait un risque. Mon premier (et unique) contact – désolé – avec Peter Watts était sa nouvelle nommée Collateral parue dans le Bifrost 108 et que j’ai détesté, l’auteur rejoignait Chiang et Egan dans ma liste « plutôt manger des choux de Bruxelles que relire ». Pourtant, une histoire de premier contact, la présence d’un vampire et un titre extrêmement intriguant m’ont convaincu de changer d’avis. Et, même s’il s’agit effectivement d’un fichu roman de hard SF parfois complexe, c’est un roman qui n’a rien de froid et dont la réflexion est d’une remarquable et intelligente densité. Bref, j’ai aimé.

L’aspect scientifique du roman s’inscrit dans au moins deux dimensions. Il y a d’abord tout ce que je classerais dans le registre « spatial », car Vision Aveugle a pour contexte l’exploration suite à un premier contact, sous la forme de « Lucioles », lumières venues espionner la Terre avant de se consumer. Vision aveugle raconte l’histoire de l’équipage envoyé aux confins pour comprendre de quoi il en retourne : identifier et estimer la menace potentielle représentée par lesdits espions. Peter Watts nous assène alors tous les tropes du genre, à savoir les descriptions physiques de trucs perçus par des bidules qui font des machins physiques. Bref, c’est là que je me rappelle que j’ai un bac L (option maths, 6 au bac) et que je rejoins l’avis de l’auteur dans sa préface : c’est chiant comme une langue étrangère qu’on ne comprend pas. Mais surtout, il y a tous les éléments scientifiques qui sont liés aux personnages, aliens compris. Et là, c’est extraordinaire, au sens premier du terme. D’une part car c’est profondément inventif et malin ; d’autre part car Peter Watts a su se mettre au niveau, du moins au mien. Il réussit à sortir des sentiers battus en ne se contentant pas de rajouter tentacules, écailles ou yeux supplémentaires mais en imaginant une forme de vie qui flirte avec les limites de la réalité et de ce qu’on en perçoit, donc ce que nous sommes tout juste capables d’imaginer. Il aurait pu se contenter d’un « indicible », mais non. L’exercice était difficile, car comme le nom du roman l’indique, cette rencontre est envisagée, notamment, à travers le prisme sensoriel. Les explications fournies au fil du texte sont convaincantes et, si vous désirez comprendre son cheminement intellectuel, il explique à la fin du bouquin les sources qu’il a consultées et d’où il a extrapolé. Watts met la science au service de son propos et du récit, dans un effort de grande honnêteté intellectuelle. J’ai apprécié.

« Autrefois, il existait trois tribus. Les Optimistes, qui avaient pour saints patrons Drake et Sagan, croyaient à un univers grouillant d’intelligence aimable… à une confrérie spirituelle plus vaste et plus éclairée que nous, une grande famille galactique dans les rangs de laquelle nous nous élèverions un jour. Voyage spatial implique certainement un esprit éclairé, soutenaient les Optimistes, car il faut pour y arriver maîtriser de grandes énergies destructrices. Une espèce incapable de transcender ses propres instincts brutaux s’autodétruira bien avant d’apprendre à combler le fossé interstellaire.
À l’opposé des Optimistes, il y a avait les Pessimistes qui se prosternaient devant saint Fermi et une foule de poids légers de moindre importance. Les Pessimistes voyaient l’univers solitaire, rempli de cailloux morts et de dépôt procaryote. Les chances sont trop minces, affirmaient-ils. Trop d’isolement, trop de radiations, trop d’excentricité dans de trop nombreuses orbites. C’est un miracle sans égal que la Terre existe, espérer qu’il en existe beaucoup revient à abdiquer toute rationalité pour sombrer dans la manie religieuse. Après tout, l’univers a plus de quatorze milliards d’années : si de la vie intelligente existait dans la galaxie, n’en aurions-nous pas déjà fait la connaissance ?
À mi-chemin entre ces deux tribus, on trouvait les Historiens. Ils n’avaient pas d’opinion bien arrêtée sur la probabilité qu’il existe des extraterrestres intelligents et capables de voyager dans l’espace, mais s’il en existe, disaient-ils, ils ne vont pas juste être intelligents, ils vont être méchants. »

Je disais en introduction que le roman n’avait rien de froid. En effet, même si l’auteur est intéressé par les hypothèses scientifiques, il n’en oublie par le récit et les personnages pour autant, au contraire. L’équipage est composé de cinq personnes et une grande partie du roman est en huis clôt, à l’intérieur du Thésée – je ne spoilerai pas, mais le nom n’est évidemment pas un hasard – avec sa promiscuité et les tensions qui en découlent. On finit par s’attacher à ces personnages, bien conscients de l’ampleur et du danger potentiel de leur mission. Pourtant, ils apparaissent de plus en plus inhumains, quand l’auteur distille au fur et à mesure leurs angoisses, obsessions et particularités physiques ou psychiques. Peter Watts multiplie les points de vue et nous propose d’imaginer le monde « à la manière de », puis en profite pour brouiller les cartes. Peut-on se fier à un narrateur à qui il manque la moitié du cerveau, à priori totalement rationnel mais pourtant semble se leurrer ? Sans aller jusqu’à parler de chaleur, Vision aveugle nous procure de nombreuses émotions. La peur, voire terreur bien sûr, d’être confronté à un artefact alien vertigineux avec un équipage réduit, mais aussi celle provoquée par la présence d’un Vampire à bord ; je n’aborde volontairement pas de point pour ne pas lever le suspense sur ce qui est pour la meilleure idée (parmi les dizaines du roman). De l’empathie aussi vis à vis de ces personnages, dont on se sent solidaire du destin, en devenant lecteur passager.

« Chelsea avait toujours affirmé que la téléprésence vidait l’humanité de l’interaction humaine. « On dit qu’il n’y a pas de différences, m’a-t-elle confié un jour, que c’est comme avoir sa famille avec soi, autour de soi, on la voit, on sent sa présence et son odeur tout près. Mais c’est faux. Ce ne sont que des ombres sur la paroi de la caverne. Je veux dire, bon, d’accord, des ombres en 3D couleur avec interactivité tactile à retour de force. Elles suffisent à tromper le cerveau civilisé. Mais tes tripes savent que ce ne sont pas des gens, même si elles n’arrivent pas à saisir comment elle le savent. Ces ombres ne donnent tout simplement pas l’impression d’être réelles. Tu vois ce que je veux dire ? »

Peter Watts convoque de nombreuses théories et thèmes pour, in fine, poser la question de ce signifie être humain. Certes, l’angle du premier contact pour mieux aborder ces questions existentielles n’est pas neuf, loin de là, mais l’auteur renouvelle avec brio son traitement. L’altérité miroir est ici totale car tout est poussé à l’extrême : les personnages ont renoncé à tout ou presque ce qui pourrait nous servir à répondre à cette question ; la liste des éléments que l’on utilise pour décrire ce qu’est être humain. Pourtant, ils le sont indubitablement. Mais que peut-on perdre, à quoi peut-on renoncer, avant de ne plus être humain ? Un morceau de cerveau, sa vie même ? Inversement, avoir plusieurs personnalités ou des extensions rendent-elle davantage humain, ou au-delà, transhumain (le mot est lâché). L’humanité est ici dessinée par touches, ajouts et suppressions, dans une approche quasi pointilliste. De surcroit, la rencontre n’est pas le révélateur d’humanité qu’on nous propose parfois. Peter Watts est profondément pessimiste – il l’évoque dans la préface – et ce premier contact ne fait jaillir ni le meilleur, ni le pire. Par contre, provoquer ce premier contact témoigne d’un hubris potentiellement destructeur : résoudre le paradoxe de Fermi pourrait bien se faire à nos propres dépends. Notre propre histoire a systématiquement prouvé que dans une rencontre asymétrique, il ne fait pas bon d’être du mauvais côté de la plus grosse arme.

Vous aimerez si aimez la SF ambitieuse, vertigineuse. Sombre aussi.

Les +

  • La traduction de Gilles Goullet, qui n’a sûrement pas été de tout repos.
  • La revisite du thème du vampire.
  • La réussite de Watts à décrire le quasi indescriptible.
  • La profondeur et la multiplicité des thèmes.
  • Les préfaces et postfaces, particulièrement enrichissantes.

Les –

  • L’aspect purement scientifique qui m’a parfois perdu.

Retours choisis sur la Blogosphère : Steph, qui me l’a recommandé et pour qui c’est un « chef d’œuvre » ; Quant à Maki (est-il humain ?), c’est un « monument« .

Résumé éditeur

Des milliers d’objets artificiels se consument dans l’atmosphère de la Terre, et le vaisseau Thésée est armé dans le but de résoudre ce mystère. Ils sont cinq à son bord : Siri Keeton, au cerveau amputé inapte à l’empathie et au vécu émotionnel : l’observateur impartial de l’expédition. Isaac Szpindel, biologiste modifié pour être capable de s’interfacer aux machines. Susan James, linguiste schizophrène souffrant du syndrome de personnalités multiples – le Gang. Amanda Bates, militaire qui tient sous sa coupe une phalange de robots guerriers. Et Jukka Sarasti, leur commandant, homo vampiris ressuscitée par le génie génétique, hypersensible et prédateur ultime. Cinq être improbables mais complémentaires, embarqués dans un monstre d’acier pour percer le plus fabuleux des secrets.

Vision aveugle de James Watts, traduit par Gilles Goulet, aux éditions Le Livre de Poche (2024, première édition VF en 2009 puis au Belial en 2021, parution VO en 2006), 576 pages.

Grand prix de l’imaginaire : prix Jacques Chambon de la traduction (2010)

12 commentaires sur “Chronique – Vision aveugle, Peter Watts

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  1. Merci pour cette superbe chronique qui m’a rappelé pourquoi j’avais tant aimé cette lecture. J’aime les récits fascinants qui me retournent la tête en SF et il est de ceux-là.
    Je vais peut-être rapprocher ma lecture de la « suite » du coup.

    Aimé par 1 personne

    1. On en reparlera quand je t’enverrai plus de personnes que tu ne m’en envoies ^^’.
      Non, je préfère définitivement le space/planet opera.
      Et je risque de te décevoir à la prochaine chronique 😉

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