Chronique – Le régiment monstrueux, Terry Pratchett

L’idée (enrichissante mais folle) de préparer un concours m’a tenu éloigné de la lecture plaisir, et par conséquent du blog, pendant une année. Cette longue privation m’a permis de réaliser, même si je n’en doutais guère, à quel point tout cela était important pour moi, de mesurer la passion en somme. Me voici donc de retour, d’abord à la lecture puis au blog. Aussi, pour cette sortie de torpeur j’avais envie de commencer par une lecture doudou, un coup de cœur.

Il y a deux ans, je chroniquais Ronde de nuit de Sir Pratchett en arrivant à la conclusion qu’il s’agissait désormais de mon tome favori. Il devra désormais se contenter d’une deuxième place, derrière son successeur, Le régiment monstrueux. À nouveau, l’auteur fait le choix d’adapter un élément historique au Disque Monde et de se l’approprier pour passer un message engagé – mais avec subtilité – en revenant toutefois davantage à l’humour. Cette fois, point de révolution : guerre, nationalisme et place de la femme au menu. Une actualité qui ne refroidit jamais.

Ce 29e tome peut être qualifié d' »hybride » car il s’inscrit, légèrement, dans un « cycle », ici celui du Guet (on y retrouve notamment Vimaire et Angua, quasiment sous la forme de caméos) mais surtout dans l’esprit des tomes indépendants, comme Les Petits Dieux ou La Vérité. D’ailleurs, s’il est nécessaire d’en lire un avant celui qui nous intéresse ici, c’est bien ce 26e volume à mon avis (j’y reviendrai). Le Régiment monstrueux a, comme son nom l’indique, la guerre comme thème central, sujet déjà abordé notamment dans Va-t-en guerre qui est un des livres des Annales que j’aime le moins, et qui provoquait donc quelques réticences chez moi. Mais Terry Pratchett fait ici le choix judicieux d’entrer par la petite histoire et de créer des personnages inédits. Dès les premières pages, l’Histoire est un source d’inspiration évidente, et plus précisément les représentations artistiques de ladite Histoire, cinématographiques surtout. Le recrutement d’une troupe inexpérimentée, leur (fugace, très fugace) entrainement, les surnoms et la présence d’un sous-off’ vicelard rappellera, entre autres, Full Metal Jacket. Parmi cette bleusaille, on retrouve évidemment le personnage principal, Margot Barrette, qui est obligée de mentir sur son genre pour intégrer l’armée et retrouver son frère, lui-même suffisamment stupide pour devenir patriote après lecture de propagande. Le parallèle avec le Vietnam est à nouveau patent : il est question de raison d’Etat, de communication officielle et le rôle de la presse, contre-pouvoir par son influence sur l’opinion publique. On y retrouve ainsi des Mots, de La Vérité, qui brandit haut la liberté d’informer et même si son interprétation des évènements est… personnelle, il offre un autre point de vue que celui de la Grande Muette. Evoquer la défaite étant considéré comme mauvais pour le moral, et donc passible de trahison.

« Il y avait toujours une guerre en cours. Le plus souvent, il s’agissait d’un incident de frontière, l’équivalent, au niveau national, d’une plainte auprès du voisin qui laisse pousser sa haie trop haut. Parfois, c’était plus important. La Borogavie était un pays pacifique au milieu d’ennemis perfides, sournois et belliqueux. Ils étaient forcément perfides, sournois et belliqueux, sinon on se battrait pas contre eux, hein ? Il y avait toujours une guerre en cours. »

En projetant Margot dans un univers considéré longtemps, et encore largement, comme chasse gardée masculine, Terry Pratchett questionne la place des femmes dans la société en général. En se travestissant, Barrette est confrontée de plein fouet aux privilèges masculins comme la capacité à imposer sa présence physique ou son point de vue, la géométrie variable des règles de politesse voire des normes sociales (l’hygiène…). La peur d’être démasquée et les poids culturels et éducatifs qui pèsent sur elles ne rendent pas la chose facile : les habitudes ont la vie dure et il ne suffit pas de se déguiser ou singer. L’auteur joue alors avec les stéréotypes, à la fois comme éléments comiques (les chaussettes…) mais aussi pour pointer certains comportements ; la guerre n’améliore pas – s’il était encore nécessaire le prouver – l’homme avec un petit h. Mais l’armée n’est pas le seul cadre oppressif, la religion en prend également pour son grade (désolé). Les Borograves troquent une religion contre une autre, prompte à interdire tout et n’importe quoi sans raison, et encore davantage quand cela concerne les femmes. Dans le Disque Monde, les dieux existent mais ne sont qu’une manifestation des croyances et représentations des fidèles. Je vous laisse imaginer ce que cela peut donner dans un Etat en déclin, agressif et réactionnaire (étonnant comme ces trois qualificatifs font système) comme la Borogravie.

« Margot ne savait pas si elle devait se sentir fière qu’on l’ait prise pour un garçon. Tout de même, songea-t-elle, j’ai travaillé dur pour y arriver. J’ai maitrisé la démarche – je devrais peut-être plutôt dire que je l’ai maîtressisée, haha -, j’ai inventé le numéro de faux rasage alors que les autres n’en ont même pas eu l’idée, je ne me suis pas nettoyé les ongles pendant des jours et je suis fière d’affirmer que je peux roter avec les meilleurs d’entre eux. Donc, voilà, j’ai fais des efforts, moi. C’était juste un peu agaçant de découvrir qu’elle avait aussi bien réussi son coup. »

Pacifisme et féminisme sont des thématiques qui me touchent mais qui ne suffisent pas à faire un bon récit. Terry Pratchett prouve sa maitrise, s’appuie sur sa longue expérience – il serait malhonnête de dire qu’on ne voit pas les éléments de la recette pratchetienne – et livre un excellent récit, le meilleur pour moi des 29 que j’ai déjà lus. L’auteur utilise tous les ressorts permis par son contexte : l’escouade de bleusailles et le travestissement. Les relations entre les personnages, qui tissent de profonds liens d’amitié malgré leurs divergences, sont joliment écrites et on s’attache à eux, on les découvre et on les voit évoluer, se dévoiler ; mention spéciale pour Jackrum, que j’ai trouvé de plus en plus fascinant et attachant au fil des pages. Le travestissement est utilisé avec une grande habilité, Margot pouvant être homme ou femme selon les besoins, ce qui implique situations coquasses mais aussi interrogations plus profondes : faut-il être une femme qui se comporte comme un homme, une femme habillée comme un homme ou une femme forte (si tant est que ce terme soit approprié ou même définissable) pour faire avancer ses objectifs de la manière la plus efficace ? Se renier pour servir un dessein (et quel est-il ?) ou être soi-même et se heurter à une société patriarcale, pressée de revenir toujours plus vite au statu quo ? Car Le régiment monstrueux est un roman de la fin du Disque-Monde, où Pratchett semble avoir des réflexions plus sombres. Pour moi, c’est aussi une force de roman, humaniste sans être naïf.

Vous aimerez si vous aimez le Disque-Monde, la fantasy parodique mais pas que.

Les +

  • Les personnages et le twist terriblement malin
  • Le rythme
  • L’intelligence du propos
  • PRATCHETT !!!

Les –

  • Une forme de recette
  • Une couverture poche moins inspirée que la version Atalante.

Retours choisis sur la Blogosphère : « Un grand roman » au Syndrome Quickson ; le préféré de la taulière de l’Imaginaerum.

Résumé éditeur

Le frère de Margot Barrette est parti au front et ne donne plus de nouvelles. Qu’à cela ne tienne, la jeune femme se déguise en homme et s’engage dans l’armée. Ce qui brave tous les interdits de son pays, la Borogravie, où les femmes n’ont même pas le droit de porter des pantalons… Voilà Margot plongée en pleine guerre, entourée par de nouvelles recrues tout aussi inexpérimentées qu’elle – dont un vampire, un troll et Igor – sous la houlette d’un caporal sadique. Ce monstrueux régiment saura-t-il vaincre l’ennemi ?

Le régiment monstrueux de Terry Pratchett, traduit par Patrick Couton, aux éditions Pocket (2012, première édition VF à l’Atalante en 2007, parution VO en 2003), 528 pages.

11 commentaires sur “Chronique – Le régiment monstrueux, Terry Pratchett

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  1. Merci pour ce retour. Je te rejoins totalement. L’univers du disque-Monde si riche avec des personnages tellement loufoques mais si attachants? Une société critiquée mais avec tellement de bienveillance et d’humour. C’est pour moi comme un refuge et j’adore me replonger dans cet univers de façon cyclique

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  2. Ah, les concours ! Chronophages au possible !

    En tout cas, ravi que tu aies décidé de revenir au blog et qu’ainsi, tu me permettes de saliver à nouveau devant Pratchett, que je ne n’ai pas lu depuis longtemps (même si j’ai lu voilà quelques semaines sa biographie). Ça me donne toujours envie. Merci pour cette bouffée d’humour pratchettien.

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  3. De rien. Et heureusement que je n’ai pas lu ton billet avant, j’ai l’impression de ne pas apporter grand chose 😅

    Oui, juste derrière. C’est peut-être l’ambiance un peu pesante qui joue contre lui.

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