Chronique – Haviland Tuf, G.R.R. Martin

Haviland Tuf de G.R.R. Martin

Je dois bien admettre que je ne suis pas fan de Game of Thrones, notamment en raison de son extrême longueur. À contrario, j’ai beaucoup aimé les one shot de G.R.R. Martin que j’ai pu lire, Armageddon Rag – dont j’exhumerai le retour un jour – et Rêves de Fèvre que j’avais chroniqué pour Anne-Laure avant d’ouvrir Mondes de poche. J’étais curieux de voir ce que l’auteur, connu mondialement pour de la fantasy, pouvait bien offrir à la SF. En commençant ma lecture, je me suis rendu compte que ça n’est pas un roman, mais un fix up, c’est à dire un recueil de nouvelles qui ont le même thème (en passant, j’aurais aimé que l’information apparaisse plus explicitement sur le livre…). Finalement, c’est un double avantage : je peux compter cette lecture dans le cadre du Challenge Winter Short Stories of SFFF et cela me permet d’éviter un défaut que j’ai repéré dans les deux romans susnommés : une baisse de rythme dans le deuxième tiers.

Même si le corpus date un peu car écrit de 1976 à 1985, à la fois dans les idées et l’écriture (en raison de la traduction ?), c’est un excellent moment de lecture. On retrouvera une ambiance et une gouaille digne des héros de Jack Vance mais en moins testostéronnée, Haviland Tuf devant compter davantage sur son esprit que son physique. Une précision : si la lecture de l’accroche ou ce que je résume vous convainc de lire ce livre, ne terminez pas la lecture de cet article car j’y dévoilerai l’évolution du personnage principal

Lecture dans le cadre du Winter Short Stories of SFF

L’étoile de la peste

Le premier texte, L’étoile de la peste, s’ouvre par un prologue qui plonge directement le lecteur dans l’ambiance : un témoignage du dernier survivant (mais plus pour longtemps) qui relate comment l’astre brillant en orbite au-dessus de leurs têtes répand des maladies toutes plus mortelles les unes que les autres…

C’est en lien avec cet astre que la première nouvelle à proprement parler commence. Pour élucider ce mystère, une petite équipe s’organise, regroupant pêle-mêle scientifiques et mercenaires. C’est pour éviter les convoitises et rester dans leurs frais qu’ils recrutent Haviland Tuf, ce dernier étant propriétaire d’un vaisseau commercial, sans le sou, et honnête de surcroit. Bref, le pigeon idéal, une sorte d’anti Han Solo. G.R.R. Martin réussit particulièrement son personnage. Un physique atypique – gigantesque, obèse et chauve -, un sens de la répartie qui oscille entre pur premier degré et sarcasmes (un petit côté Sheldon Cooper…), un code d’honneur associé à une certaine misanthropie et une préférence nette pour Felis Catus. Clairement, la galerie de personnages, qui joue volontiers avec les clichés du SpaceOp’, a pour but de faire ressortir défauts et qualités du marchand.

« Faut-il que vous fassiez offense à mon intelligence en plus de mon ouïe ? Votre condition de passagère sur ce vaisseau est une évidence, madame. Inutile de la rappeler. Laissez-moi vous faire observer, néanmoins, que ce petit vaisseau que vous prenez la liberté de dénigrer est à la fois mon chez-moi et mon moyen de subsistance, tel qu’il est. De plus, s’il est indéniable que vous êtes une passagère ici, ce qui vous confère certains droits et prérogatives, Champignon et Dévastation jouissent en toute logique de droits prééminents, étant donné qu’ils résident ici en permanence, s’il on peut dire. Il n’est pas dans mes habitudes de prendre des passagers à bord de mon Corne d’Abondance d’Excellentes Marchandises à Bas Prix. »

La partie purement science-fictive est très classique mais n’a pas si mal vieilli que ça, si l’on occulte la terminologie parfois un brin datée, et G.R.R. Martin met en avant la tendance humaine à utiliser les avancées scientifiques pour construire des armes toujours plus létales et perverses. Certains semblent résolument attirés par la volonté d’avoir un canon toujours plus gros. Le cœur de la nouvelle est très réussi, avec une ambiance à la fois oppressante et drôle, rehaussée d’une touche d’action : imaginez l’exploration d’une version très hostile (mais vraiment très hostile) de l’Arche de Noé dont les cuves contiendraient une version de toutes les créatures, ou presque, de l’univers et la capacité de les cloner. Le rythme et les rebondissements nombreux rendent l’ensemble très agréable à lire. On devine également en creux un univers très vaste, avec des soubresauts et ses reculs mais marqué par la violence.


Pains et poissons

La deuxième aventure se déroule quelques temps après la précédente. Haviland Tuf maitrise désormais en partie son nouveau jouet et s’est reconverti en ingénieur écologue. Il doit modifier l’Arche, censée fonctionner avec un équipage pléthorique, et qu’il préfèrerait plus adapté à son goût pour la solitude. Le port de S’uthlam semble être l’endroit le plus adapté : un des niveaux technologiques les plus poussés de l’univers, un code de l’honneur et une législation qui garantissent l’absence de « réquisition arbitraire », ainsi que les atouts adéquates : place et main d’œuvre. En effet le lieu est bien plus qu’un port spatial, c’est une gigantesque station, décrite – et j’admire pour une fois l’usage exact de la notion – comme une mégalopole qui finit par ressembler à une vaste toile d’araignée, connectée à une planète très densément peuplée par un ascenseur spatial.

« Tous les animaux ne sont pas des parasites. Sur bien des planètes, oiseaux, gent canine et d’autres espèces sont élevés et choyés. J’ai pour ma part un faible pour les chats. Un monde vraiment civilisé laisse une place aux félins, mais sur S’uthlam, il semble que la population ne voit en eux que puciers et vermines. Lorsque je me suis résolu à venir en visite ici, le Maître de Polly Tolly Mune m’a assuré que son équipe prendrait soin de mes chats, et je lui ai fait confiance, mais si effectivement aucun S’uthlamien n’a jamais rencontré d’être vivant autre qu’humain, j’en viens à m’interroger sur la qualité des soins dont mes animaux font l’objet. »

Avec cette nouvelle, G.R.R. Martin prouve, si nécessaire, qu’il est roublard. L’Arche attire nécessairement les convoitises et le rapport de force est déséquilibré. En effet, en dépit de la puissance effrayante – et potentielle du vaisseau – Haviland Tuf est seul, honorable et surtout pacifiste. L’auteur arrive alors magistralement à créer une situation problème (je ne spoilerai pas) et à utiliser sa cause comme un élément de cohérence. S’ensuit alors une belle phase de négociation et de partie d’échec où le héros montre l’étendue de ses qualités, sans jamais recourir à la violence. Le pouvoir corrompt mais Tuf semble y être immunisé…


Les gardiens

Il s’agit de la première vraie « commande » acceptée par Haviland Tuf, avec une Arche pleinement opérationnelle. L’intrigue parait d’une grande simplicité : les habitants de la planète Namor, une planète aquatique (oui, oui) colonisée depuis seulement quelques générations, se font attaquer par une faune autochtone de plus en plus agressive. En seulement quelques années, les prédateurs se multiplient, de plus en plus gros et agressifs et dans tous les milieux. Les colons, encore très dépendants de l’extérieur pour les objets complexes et coûteux, notamment les véhicules, sont au bord de l’extinction et donc aux abois.

« Il répondit par un grand haussement d’épaules. « Je ne peux pas le dire. Ce n’est pas une tâche facile, que vous me demandez. Le problème est très complexe. Complexe, oui vraiment, c’est le mot. Peut-être devrais-je même dire confondant. Je vous assure que les malheurs de Namor ont éveillé par compassion et que, tout autant, ce problème mobilise mon esprit.
– C’est tout ce que ça représente pour vous, Tuf, pas vrai ? Un problème ? » »

Dans ce texte-ci, l’auteur s’intéresse surtout à la colonisation et à ses conséquences. L’auteur est certes critique mais sans tomber dans la caricature. Il souligne plutôt que les équilibres sont précaires et qu’il est important d’identifier et comprendre tous les éléments des systèmes. Important, mais difficile quand le survie est enjeu : rationalité et angoisse ne font pas bon ménage, surtout saupoudrés d’un soupçon d’avarice. Le héros continue ainsi à se dessiner et à gagner en profondeur et en complexité. Le lecteur habitué identifiera le twist du scénario assez rapidement mais le texte vaut surtout par ses personnages et son contexte.


Seconds services

Cette nouvelle est la suite de Pains et poissons. Grace à sa maitrise de l’arche et à des étapes « hors champ », Haviland Tuf a économisé suffisamment d’argent pour honorer une partie de sa dette contractée auprès des autorités de S’uthlam en raison des réparations et de la maintenance effectuée sur l’Arche. Arrivé sur place il constate qu’il est devenu une sorte de héros de légende pour avoir réglé le problème qui lui était soumis. Sauf, qu’en raison de la nature humaine et d’une certaine inconséquence politique, religieuse et sociale, la solution mise en œuvre n’est plus efficace…

« – Parfois, j’ai l’impression que ce vaisseau est hanté.
– Voilà qui montre bien pourquoi il est plus sage de s’en remettre à la raison qu’aux sentiments, Maître de port. Soyez sûre que si des fantômes ou d’autres entités surnaturelles existaient effectivement, elles se trouveraient représentées à bord de l’Arche sous forme d’échantillon cellulaire, afin de pouvoir être clonées. Mon fonds de commerce comporte des espèces portant pour nom dracula mantelé, spectre des vents, lycanthropes, vampire, goule, herbe à sorcière et ainsi de suite, mais il ne s’agit pas des véritables spécimens mythiques, j’en ai peur. »

Ce texte est le moins intéressant en terme d’intrigue, car il reprend une large partie des éléments précédents. Néanmoins, elle contient une bonne dose d’humour, sous forme de comique de situation, mais surtout elle montre l’évolution du héros. Rationnel et froid, il aborde les problèmes qui lui sont soumis comme les parties de jeu – Martin invente une sorte de wargame de gestion – auxquelles il excelle. La manière qu’il a de dire qu’il est sensible aux souffrances des peuples est finalement glaçante. Petit à petit, il quitte ses fonctions d’écologiste et intervient davantage, dans une attitude paternaliste.


Une bête pour Norne

Cette fois, Haviland Tuf n’est pas approché par le gouvernement d’une planète entière mais par un aristocrate de la planète Lyronica. C’est une planète sauvage, divisée entre douze grandes familles nobles, qui ont remplacé la guerre par des combats de bêtes dans des arènes. La famille Norne, actuellement bonne dernière du classement de ces affrontements, et donc avec une influence équivalente, fait appel à l’ingénieur écologue pour obtenir une créature capable de renverser la tendance et propulser la maison au sommet de la hiérarchie. Etonnement, Tuf accepte.

« Il effleura une touche lumineuse sur le bras de son fauteuil et soudain une bête apparut sur la plaque de métal entre eux. Haute de deux mètres, avec un épiderme caoutchouteux d’un gris rose et de fins poils blancs, la créature avait le front bas, un groin, une paire de cornes courbes et des griffes comme des dagues au bout des pattes. »

Martin se fait plaisir dans cette nouvelle aux allure de fantasy, en décrivant une série de bestioles plus dangereuses les unes que les autres, à l’instar du premier texte, comme issus d’un bestiaire de D&D et à l’ambiance très 70’s. A nouveau, le contraste fait ressortir les traits de Tuf : son amour des animaux, sa froideur scientifique mais aussi son appât du gain et sa capacité à juger autrui. Le texte est assez jouissif, plutôt léger, jusqu’au dénouement final dont les enjeux font froid dans le dos et révèlent clairement l’intention de l’auteur. Un récit avec des monstres interroge toujours la monstruosité d’autrui.


On l’appelait Moïse

Cette nouvelle est différente des autres car Haviland Tuf n’est pas directement missionné pour régler un problème écologique, ce qui plutôt une bonne chose car le recueil pouvait avoir un aspect légèrement répétitif. Le géant est cette fois victime d’une agression dès le début du texte : il aurait aidé un dictateur religieux – le titre ne vous aura pas échappé – à prendre le pouvoir sur la planète Charité. Ce dernier a envoyé sur le monde toute une série de plaies, reprises à l’identique de l’Ancien Testament, au nom de la colère divine. Tuf, piqué au vif, surtout en raison du caractère mensonger de l’accusation et d’un mysticisme tout relatif, décide d’aller voir sur place.

« Haviland Tuf ne trahit aucune émotion. « J’en doute fort, monsieur, même si je prends au sérieux votre intention de m’attaquer une nouvelle fois tout de suite. Je réprouve la violence. Néanmoins votre attitude grossière me laisse peu de choix. » Ce disant, il s’avança prestement, et souleva le jeune homme en l’air avant qu’il n’ait pu réagir. Puis, avec soin, il lui cassa les deux bras. »

Martin franchit ici le pas qu’il avait déjà amorcé dans précédemment en intégrant explicitement une dimension religieuse à son récit. Le conflit entre le dénommé Moïse et Tuf est assez amusant et permet surtout de continuer à développer et faire évoluer la personnalité du héros. Toujours plus vénal, il réduit quasiment en esclavage son agresseur et décide de régler, à sa manière, la situation sur Charité.


Manne céleste

En commençant le recueil, j’avais une petite crainte concernant la fin. Allais-je rester sur ma faim où le dernier texte allait-il réussir à clôturer l’ensemble de manière satisfaisante ? J’étais rassuré au fil de ma lecture en réalisant que G.R.R. Martin avait un thème et un objectif en tête et Manne céleste est une conclusion efficace. Haviland Tuf retourne à nouveau, contraint, sur S’uthlam désormais en guerre avec ses voisins. Les alternances politiques ont profité aux expansionnistes, désormais aux portes du pouvoir. Force est de constater que les solutions mises au point par l’ingénieur écologue n’ont pas totalement porté leurs fruits.

« « J’aurais dû anticiper quand vous m’avez offert un couple. Un mâle et une femelle féconde. J’en ai… » Elle fronça les sourcils et compta rapidement sur ses doigts, une première fois, puis une autre. « … Voyons, seize, je crois. Dont deux attendent des petits. » D’un coup de pouce désinvolte, elle montra le vaisseau derrière elle. « Mon vaisseau s’est transformé en énorme panier à chats. La plupart n’apprécient pas plus la gravité que moi. Z’ont vécu depuis leur naissance à zéro g. Je ne comprendrai jamais comment ils peuvent paraitre si gracieux à certains moments, et d’une maladresse si comique celui d’après ». »

On retrouve ici une dose massive de chats, un des fils rouge du fix up. Mais le héros ne peut pas tout régler comme des croisements animaux, ou par l’implantation de telle ou telle espèce. C’est confronté à une société humaine dans toute sa complexité que Tuf trouve sa principale limite : l’irrationalité. De fait, disposant de l’Arche, il a tendance à adopter une attitude paternaliste, voire davantage, révélant ainsi ses propres limites. Avec ce texte, le fix up est conclu de manière très satisfaisante, et Martin met bien en évidence la complexité des interactions sociales, des écosystèmes, tout en nous mettant en garde contre le complexe du créateur. Une réussite.

Vous aimerez si vous aimez le space opera différent mais très bien fichu, et les chats

Les +

  • Un héros atypique
  • Des chats !
  • La résolution des intrigues, toujours astucieuse
  • Une réflexion qui se déploie au fil des nouvelles

Les –

  • Une jolie couverture mais peut-être moins évocatrice que celle de Caza

Haviland Tuf sur la blogosphère : Vert a aimé, notamment en raison de ses personnages et de la réflexion écologique ; La geekosophe a tout autant aimé et souligne les ressorts comiques.

Résumé éditeur

Honnête marchand interstellaire amoureux des chats, Haviland Tuf se retrouve par hasard en possession de l’Arche, un gigantesque vaisseau long de trente kilomètres abandonné mille ans plus tôt qui attire les convoitises. Arme de guerre ultime créée par les éco-scientifiques de l’ancienne Terre, il contient à son bord les technologies génétiques capables de bouleverser les écosystèmes de planètes entières et… d’étranges créatures nées de ses cuves de clonage. 

Haviland Tuf de G. R. R. Martin, traduction de Alain Robert, Couverture de Zariel, aux éditions Hélios, (parution vo de 1976 à 1985 – traduction en 2006, présente édition 2021), 506 pages.

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