Chronique – Sur la route d’Aldébaran, Adrian Tchaikovsky

Sur la route d’Aldébaran de Adrian Tchaikovsky

Certains achats sonnent comme une évidence. Adrian Tchaikovsky a écrit mon livre favori de 2020, ce petit bijou d’inventivité et de construction qu’est Dans la toile du temps et dont je vous parlerai samedi. Cette novella est la dernière parue dans la collection Une Heure Lumière (dont il s’agira du cinquième retour ici) ; sublimée par la couverture d’Aurélien Police, elle ne pouvait (dé)raisonnablement pas me laisser indifférent. Prétexte supplémentaire, si tant est que j’en avais besoin, c’est une lecture dans le cadre du Challenge Winter Short Stories of SFFF organisé par Célinedanaë.

Le risque était d’attendre beaucoup, peut-être trop, d’autant plus que l’auteur très prolifique a une réputation d’irrégularité. La catastrophe n’a pas eu lieu, bien au contraire. Adrian Tchaikovsky invente un décor de Big Dumb Object, pour écrire un récit d’horreur, sans oublier l’humour.

Lecture dans le cadre du Winter Short Stories of SFF (texte qui fait peur !!!)

Sur la route d’Aldébaran est un récit d’exploration : l’humanité a découvert un artefact au-delà de Pluton. Les résultats transmis par la sonde envoyée à sa rencontre sont sans appel et indiquent l’impossibilité de l’objet, par ses dimensions – terme volontairement polysémique -, ses propriétés physiques, son aspect… L’auteur décris la composition d’une équipe pluri-nationale pour se porter à la rencontre de l’objet, l’analyser et l’explorer. Le processus est cocasse car c’est finalement la géopolitique et l’orgueil de chaque nation qui prédomine sur l’intérêt général et la compétence. L’auteur a visiblement été amusé, ou désespérée, par le Brexit et les querelles qui s’en sont suivies, notamment sur la question de la pêche. Ces attitudes paraissent d’autant plus minables et immatures quand elles sont confrontées à la majesté de l’artefact. Mais le cœur de la novella est bien sûr l’exploration interne, qui prend parfois des allures d’une partie de Donjons et Dragons au pays de Lovecraft et d’Alien. L’intérieur est aussi impossible que l’extérieur et les propriétés locales changent d’un couloir ou d’une pièce à l’autre, quand ça n’est pas à l’intérieur de celles-ci : composition de l’atmosphère, gravité, lumière, orientation. Tout en restant toutefois dans un cadre quasiment vivable, ce qui pose la question si l’objet ne désirerait pas être exploré…

« Les lumières projetées par les fleurs sont trop régulières : toutes identiques, et disposées selon un agencement précis – pas en ligne droite, comme j’aurais pu le faire, mais en suivant une forme d’onde sinusoïdale obéissant à quelque obscure fonction technique, à moins que les installateurs ne la trouvent simplement esthétique. Au bout de cette onde pousse une nouvelle fleur, minuscule réplique de celles qui la précèdent, ce qui donne à penser que ceux qui ont posé ces lampes désiraient qu’elles se répandent dans les Cryptes – bonne idée, et preuve d’un altruisme et d’une faculté de prévoyance dont les humains sont bien souvent dépourvus. Cela signifie également autre chose : les êtres que je pourrais rencontrer dans cette section éclairée ne seront sans doute pas les installateurs. Nous vivons tous sur les cadavres laissés par les expéditions précédentes. »

Le récit est doublement effrayant. L’Artefact est peuplé de créatures, autochtones ou plus probablement des aliens explorateurs perdus comme Gary Rendell, le héros et narrateur. Adrian Tchaikovsky s’en donne à cœur joie dans ses descriptions, variant les tailles, les éléments constitutifs, les actions, les modes de communication… Les réactions du Terrien sont souvent surprenantes car il est parfois amical, comme animé d’un sentiment confraternel vis à vis d’autres captifs qui partagent son sort, mais aussi agressif et le plus souvent en quête de nourriture. Car les cryptes sont hostiles, changeantes et le Terrien a perdu toute notion du temps. L’horreur prend également une dimension beaucoup plus métaphysique. Tel un Robison, Rendell est seul (sur Mars) et perdu (dans l’espace) mais sur un objet qui a probablement été construit, qui est probablement conscient, et qui a probablement un dessein. Ou pas. Le contraste est saisissant entre un humain et ses besoins confronté à quelque chose qui le dépasse, d’aussi vertigineux que l’univers, peut-être même plus. La solution, ou plutôt le refuge, face à l’incarnation de la vacuité humaine n’est-elle pas justement de renoncer à l’humanité et plonger dans l’abysse de la folie ?

« Et puis, j’entends un bruit de pas dont l’origine se trouve devant moi. Je me prépare à cette rencontre, me donne une contenance, me redresse avant de m’avancer à découvert dans une attitude pacifique, même s’il est évident que, pour certaines espèces, le fait de se dresser sur deux pattes déclenche immédiatement une réaction de fuite ou d’affrontement. Pourvu qu’ils soient comme moi. Je les laisserai même me tirer un peu dessus, s’ils ont des doigts pour presser la détente. »

Adrian Tchaikovsky ajoute une touche d’humour, à la fois bienvenue et utile. Le héros a un humour très british, et argue plusieurs de son origine pour mettre en avant son savoir-vivre ou son flegme. Le contraste est efficace : une déclaration d’éducation suivie ou précédée de xenophagie renforce l’horreur. De même, les références nombreuses à la pop culture ou à la SF plus académique, outre la mise en abyme, diminuent la tension pour qu’elle puisse remonter d’autant ensuite. Avec le temps qui passe, la perte de ses repères et de son identité, Rendell s’exprime avec l’humour d’un fou. Un chapitre sur deux est un flashback où il raconte ce qui s’est passé avant l’entrée, alors que les autres sont des monologues, puis des soliloques dans lesquels il prend à partie le lecteur comme un Vendredi imaginaire. Petit à petit, il devient un héros tragique et comique. à travers lui, Adrian Tchaikovsky semble nous mettre en garde contre l’hubris humain et sa volonté de se confronter à ce qui le dépasse.

Vous aimerez si vous aimez les Big Dumb Object.

Et si l’auteur vous intéresse, je ne peux que vous conseiller cette interview du 7 décembre 2021, réalisée par Erwan Perchoc pour le Belial et Pascal Godbillon pour Denoël/Folio SF.

Les +

  • Rendell, figure tragique
  • La narration qui permet à l’horreur de s’installer subtilement
  • La couverture d’Aurélien Police, qui s’est surpassé (oui, encore…)

Les –

  • RAS !

Sur la route d’Aldébaran sur la blogosphère : Celinedanaë lit, organise le challenge et cherche les références sur Au Pays des Cave Trolls ; Stéphanie, qui m’avait conseillé Dans la toile du temps, l’a lu également dans le cadre du challenge.

Résumé éditeur

Aux confins du Système solaire, la sonde spatiale Kaveney découvre… quelque chose — une structure fractale gigantesque dotée d’une propriété étonnante : elle semble présenter la même face quel que soit l’angle sous lequel on l’observe. Vite surnommé le Dieu-Grenouille en raison de son apparence vaguement batracienne, l’artefact fascine autant qu’il intrigue, d’autant que son origine non-humaine ne fait guère de doute. Face à l’enjeu majeur que représente pareille trouvaille, un équipage international de vingt-neuf membres est constitué. Avec pour mission, au terme d’un voyage de plusieurs dizaines d’années dans les flancs du Don Quichotte, de percer les mystères du Dieu-Grenouille. Or, ce qui attend ces ambassadeurs de l’humanité défie tous les pronostics. Toutes les merveilles. Toutes les horreurs…

Sur la route d’Aldébaran d’Adrian Tchaikovsky, traduction de Henry-Luc Planchat, Couverture de Aurélien Police, aux éditions Le Belial, collection Une Heure Lumière (parution vo en 2019 – traduction et édition de 2021), 160 pages.

13 commentaires sur “Chronique – Sur la route d’Aldébaran, Adrian Tchaikovsky

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