Chronique – Les employés, Olga Ravn

Les employés d’Olga Ravn

Mondes de poche n’a que quelques semaines, et pour la première fois – sûrement pas la dernière – je me maudis de l’avoir ouvert en m’imposant de chroniquer tout ce que je lis, même si j’ai déjà quelques ouvrages en attente de retours qui s’empilent sagement. Concernant Les employés, la difficulté tient essentiellement au livre lui-même, qui est une véritable expérimentation littéraire. Car si la quatrième de couverture évoque une sorte de polar spatial en huis-clos un peu décalé, l’autrice danoise propose bien davantage, et écrit surtout un texte qu’il sera difficile de classer en j’aime/j’aime pas, tant il relève d’une forme d’art contemporain et flirte avec le Nouveau roman. Dans tous les cas, le terme d’OVNI littéraire, n’est pas usurpé. Par son décor qui n’est pas qu’un simple gigantesque vaisseau spatial, par les thèmes qui sondent – oserais-je le mot « analysent » ? – la psyché humaine et par sa forme, à la fois pertinente et déconcertante.

Avant même de commencer son récit, Olga Ravn remercie Lea Guldditte Hestelund qui est une compatriote et artiste contemporaine, dont vous pourrez voir des œuvres ici. Je préfère l’annoncer tout net : si vous êtes de la team « ouais, mon fils de 3 ans fait la même chose en classe » ou « c’est moche donc c’est pas de l’art », vous pouvez passer votre chemin et même gagner de précieuses minutes en arrêtant de lire cette chronique. Vous êtes encore là ? Je suppose donc que vous êtes au moins curieux. L’autrice imagine donc un vaisseau spatial, nommé le « six millième vaisseau », qui collecte puis stocke, voire expose, des artefacts extraterrestres. Ces objets ont des formes et des fonctions qui échappent complètement à l’analyse humaine, à contrario de la SF classique où les scientifiques ont vite fait de déterminer les usages des objets, ou qui à minima rappellent quelque chose que le cerveau peut appréhender. Olga Ravn ne se préoccupe pas de leur donner une fonction, elle l’ignore elle-même, ou une cohérence : le vrai décalage, la vraie incompréhension ne peut venir que d’un inconnu absolu, d’un objet qui n’est pas conçu pour une tâche humaine. Les employés sont les membres d’équipage chargés de surveiller, étudier ou l’entretien de ces artefacts, exposés dans de vastes salles, comme dans une galerie. Sans le biais d’observation par la fonction, ils s’apprécient de manière différente, en mobilisant tous les sens. L’autrice écrit donc un ouvrage très sensoriel, qui fait appel autant au goût, qu’au toucher (avec toutes les parties du corps), qu’à l’odeur, peut-être davantage qu’à la vue.

« Je n’aime pas y aller. Ce sont surtout les trois par terre qui paraissent dégager une méchanceté innée, ou peut-être seulement de l’indifférence. Comme si, par cette profonde indifférence, ils voulaient me blesser. Je ne comprends pas pourquoi j’ai un tel besoin de les toucher. Deux sont toujours froids et le troisième est chaud. Le chaud n’est pas toujours le même, cela change. Comme s’ils se rechargeaient entre eux et déposaient à tour de rôle leur énergie l’un dans l’autre. J’en arrive à me demander s’ils sont une unité, un tout, ou s’ils sont trois. Trois entités individuelles qui se connaissent très bien. J’ai perçu l’intimité qui existe entre eux. Cela m’effraie, j’en éprouve même du dégoût. »

Cette mise en scène permet à Olga Ravn d’aborder de très nombreux thèmes, outre celui de l’art. Les membres de l’équipage se répartissent en deux catégories : humains et ressemblants. Je ne connais pas le terme danois choisi initialement par l’autrice, autant que j’ignore si la traductrice a décidé d’employer le mot ressemblant pour une proximité, que je fantasme peut-être, avec « répliquant », mais il y a une dimension dickienne dans ce livre. Ces ressemblants sont créés pour des gains de productivité car ils grandissent plus vite et peuvent être améliorés par des « ajouts », tout en étant immortels. Cependant ceux-ci s’interrogent sur leur propre humanité : ils ont des souvenirs, sont sensibles à l’art, aux émotions… Le thème est connu mais le traitement est original. Par extension, l’autrice interroge aussi famille et parentalité en décrivant comment de nombreux membres d’équipages sont autorisés à posséder des hologrammes d’enfants, qu’ils vénèrent quasiment comme des reliques. Sur un tel vaisseau, la question de la vie et la mort est à la fois relative et centrale. Surtout, comme le titre l’indique, la notion de travail est prépondérante dans Les employés. L’autrice associe les rituels les plus triviaux, comme la prise de poste ou les repas au réfectoire à l’extraordinaire d’un vaisseau-monde contenant des artefacts ET, pour mieux les mélanger : nettoyer des objets aliens… ? Finalement, qu’est-ce qu’un travail utile dans un tel contexte surréaliste, sur un vaisseau où chacun se définit en premier par la fonction qu’il y occupe ? A fortiori quand on travaille pour une compagnie dont le but est inconnu et qui a déployé une pesante et inhumaine bureaucratie.

« On m’a dit que mon type de réaction émotionnelle pose problème. Que l’on pense que je ne peux pas faire mon travail correctement à cause de cette gestion inappropriée de certains de mes sentiments. Je vais dans les salles tous les jours. Je n’ai jamais été ailleurs que sur le six millième vaisseau. Je dois entraîner ma flexibilité cognitive si je veux intégrer l’équipe au même rang que ceux qui sont nés. Est-ce que c’est un problème lié au fait d’être humain ? En ce cas, je préfère le garder. »

Olga Ravn décide de bousculer son lectorat sur le fond, mais aussi sur la forme. Les employés n’applique pas le schéma narratif habituel avec quelques personnages et un récit à base de situation initiale/péripéties/résolution. Le roman prend la forme de rapports, les employés répondant à des questions. L’autrice choisit la déstabilisation la plus absolue : l’auditeur n’intervient pas, il n’y a que la réponse, l’employé qui répond n’est pas nommé ou même caractérisé (et on ne sait pas vraiment si on les retrouve ensuite), les rapports ne sont pas tout à fait dans l’ordre chronologique et on devine, d’après leurs numéros, qu’il en manque ; surtout, la folie qui semble s’être emparée de l’équipage rend les réponses alambiquées ou confuses, voire hors-sujet. Régulièrement, j’ai eu davantage l’impression d’assister à des notes prises par un psychanalyste. Petit à petit, on comprend que des évènements graves se sont produits et qu’on assiste à une sorte d’audit pour décider du destin de cet équipage, sans mettre en péril la mission. Le côté froid et implacable d’une gestion RH poussée à l’extrême se dessine et il est difficile de lâcher les dernières pages. Les employés s’apprécie comme de l’art contemporain, en allant plus loin que le simple « j’aime/j’aime pas » et finalement en y trouvant un peu ce que l’on cherche, ou pas.

Vous aimerez si vous aimez l’art contemporain, les expériences littéraires.

Les +

  • L’originalité
  • La prise de risque éditoriale
  • La couverture : minimaliste mais dans le ton

Les –

  • Parfois très déroutant. Très très.
  • Le début est le plus difficile.

Les employés sur le blogosphère : Nicolas Winter a aimé cette expérience et intégre quelques oeuvres à son retour, le Chroniqueur chronique en spécialiste du Weird.

Résumé éditeur

À des millions de kilomètres de la Terre, humains et ressemblants travaillent pour une puissante compagnie totalitaire à bord du six millième vaisseau : ce sont les employés. Suite à l’observation prolongée d’artefacts extraterrestres récoltés sur une planète habitable – La Nouvelle Découverte –, d’étranges incidents surviennent, et une commission d’enquête est dépêchée. Durant dix-huit mois, celle-ci va compiler les témoignages de l’équipage, humains comme ressemblants, pour comprendre la nature du mal qui semble ronger l’expédition…

Les employés d’Olga Ravn, traduit par Christine Berlioz et Laila Flynk Thullesen, aux éditions Pocket (2021, première édition VF à La peuplade en 2020, parution VO en 2018), 176 pages.

9 commentaires sur “Chronique – Les employés, Olga Ravn

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