Chronique – Sovok, Cédric Ferrand

Sovok de Cédric Ferrand

Après Wastburg, récit choral médiéval qui m’avait séduit, la sortie de Sovok en poche l’an dernier était pour moi l’occasion de lire du Cédric Ferrand à nouveau. Ce roman avait un peu végété dans ma PAL – la joie du décalage achat/lecture quand on possède déjà trop de livres – et c’est grâce à une catégorie d’un challenge FB, à savoir un titre sans « A », « U » ou « I », qu’il a pu s’en extirper, et a de surcroît été l’objet d’une lecture croisée. J’y ai retrouvé les mêmes ingrédients : un cadre qui oscille entre imaginaire et image d’Epinal, peuplé d’anti-héros débrouillards et dont le récit de vie fait fonction d’intrigue.

L’auteur a déjà démontré son talent pour faire vivre un cadre urbain vu d’en bas et sa vision de Moscou est aussi réussie que son tableau de ville médiévale. Sovok est d’abord une uchronie, même si le point de divergence, le what if, n’est pas clairement évoqué. Brejnev est bien mentionné, donc tablons sur les années 80, pour finalement aboutir à un univers où l’URSS n’aurait pas implosé, mais continué une lente et douloureuse agonie pour se noyer doucement dans la décadence. C’est aussi de la SF car certains éléments technologiques sont « avancés » : les véhicules volent, les soins médicaux ont – légèrement -progressés, même si la Russie est restée à la remorque du reste du monde. Finalement, le roman développe une ambiance rétrofuturiste, comme si Moscou avant intégré des progrès techniques à minima, sans jamais se débarrasser des scories soviétiques ; une fin de l’histoire qui s’étire comme un vieille courroie de distribution qui trouve que rompre serait déjà un effort trop grand. Cédric Ferrand intègre avec une cynisme goguenard tous les éléments caractéristiques du système de l’URSS : une administration omniprésente, kafkaïenne et la corruption endémique qu’elle génère, les services de bases qui dysfonctionnent comme l’accès à l’électricité ou les interventions des secours, la propagande omniprésente via la télé ou la Pravda… À l’Est, rien de nouveau.

« « C’est le quartier général de la milice. »
S’il y a bien une adresse crainte unanimement par tout Moscovite, c’est bien celle-là. Pas besoin d’avoir connu soi-même les lieux : tout le monde a un membre de sa famille qui est passé par le 38 et que ses proches n’ont jamais revu. Et pas seulement du temps des purges, encore aujourd’hui. On est convoqué pour, soi-disant, un simple rendez-vous administratif,
et paf, ça débouche sur une garde à vue qui finit mal. Car la milice de Moscou est reconnue pour son efficacité légendaire, dont le secret réside dans une pratique qui porte ses fruits depuis des décennies : pourquoi arrêter le coupable quand le suspect le plus probable fait tout aussi bien l’affaire ? Le soupçon érigé en preuve. La différence avec le passé, puisque la Sibérie est désormais indépendante, on n’y déporte plus les gens. »

Les protagonistes principaux se débrouillent pour vivre et si possible améliorer leur ordinaire dans cette Moscou décadente. L’idée de Cédric Ferrand d’en faire des ambulanciers est très astucieuse. Ambulanciers, ils côtoient de nombreuses catégories sociales, au quatre coins de la ville, dans des moments intimes, coquasses, effrayants. Cela pose évidemment la question de l’accès au soin, à un moment où l’objectif prioritaire de l’Etat est de faire des économies, et celui du patron de nos anti-héros de faire du chiffre. L’autre astuce tient dans la composition de cet équipage : deux ambulanciers chevronnés, l’une médecin compétente mais dont le couple bat de l’aile, l’autre conducteur émérite qui joue office de délégué syndical mais dont les principes sont friables, à qui l’on confie une recrue potentielle, petit jeune issu d’une minorité juive, plus ou moins russe. La « formation », si on peut oser le mot, est prétexte pour l’auteur à se livrer un peu d’exposition, de description du commerce, tout en jouant sur les écarts générationnels, où l’on se demande parfois qui est le plus désabusé. Ils croisent toute une galerie de personnages, entre personnel hospitalier, concurrents ou simple patients, qui ont tous en commun la recherche du blat – une version russe de la faveur ou renvoi d’ascenseur, parfois au sens propre – véritable monnaie parallèle moscovite. Distiller de la vodka artisanale rend riche, ou aveugle, ou mort, souvent les trois.

« Difficile de louper le bureau du patron : ce n’est rien de moins que l’autel, qui a été déplacé dans la croisée du transept pour être encore plus grandiloquent. Même assis, l’homme reste imposant, avec son physique de lutteur à la retraite. Une longue chevelure retenue par un catogan qui a tendance à se défaire pendant la journée, une barbe à la Souvarov d’une couleur incertaine, entre vieillesse et nicotine. Méhoudar a beau se situer à dix mètres de lui, il entend très distinctement la conversation en cours :
Baïstrouk1 ! Tu peux bien envoyer les photos à ma femme, va, ça fait longtemps qu’elle sait que je la fais cocu. Mais je te préviens, moudak, si j’arrive à savoir ton nom, j’envoie illico presto une de mes équipes te faire démonstration avec son attirail. Tu verras ce que ça fait, de recevoir une ou deux décharges de défibrillateur dans le gradousnik !


1. Le lecteur non russophone doit partir du principe que toutes les expressions russes employées par Saoul font ouvertement référence à l’appareil uro-génital de son interlocuteur, à la sexualité rémunérée de sa mère, au comportement inverti adopté par son père et au retard mental accumulé par ses enfants. Quand il est en verve, il lui arrive aussi de combiner toutes ces allusions au sein d’un unique idiotisme. »

N’en déplaise au rédacteur de la quatrième de couverture, l’intrigue n’est jamais haletante. En dépit d’une promesse d’intrigue politique qui pourra laisser sur sa faim, c’est surtout un roman à hauteur d’individu où tout l’enjeu est de voir comment se débattent nos protagonistes, entre eux et au sein de leur cercle social, qu’il soit familial ou professionnel. Finalement, le thème est celui du temps qui passe, trop ou pas assez vite, et de la mécanique chaotique des cycles de toute nature. L’entreprise d’ambulance fait face à la concurrence sauvage, les dirigeants s’accrochent dans un climat d’insurrection molle et les familles tentent, ou pas, de rester unies. Sovok est une tranche de vie d’un futur qui aurait pu avoir lieu.

Vous aimerez si vous êtes curieux d’une Comédie humaine rétrofuturiste soviétique sarcastique (je sais, ça fait beaucoup d’adjectifs…)

Les +

  • Le don de Cédric Ferrand pour raconter des histoires populaires
  • L’ambiance froide et rétrofuturiste, parfaitement soulignée par l’illustration de couverture
  • Le style d’écriture, servi par un sens de la formule et de la situation comique
  • La connaissance de la Russie dont fait preuve l’auteur

Les –

  • La version poche peut-être moins aboutie
  • Une intrigue générale très ténue

Sovok sur la blogosphère : Lhisbei pour qui l’absence d’intrigue est rédhibitoire, Gromovar a aimé et en développe un humour post-soviétique, Grégory Drake de Bifrost qui a apprécié l’exercice de style.

Résumé éditeur

Moscou, dans un futur en retard sur le nôtre. Manya et Vinkenti sont deux urgentistes de nuit qui circulent à bord de leur ambulance volante de classe Jigouli. La Russie a subi un brusque infarctus politique, entraînant le pays tout entier dans une lente agonie économique et une mort clinique quasi certaine. Le duo d’ambulanciers est donc le témoin privilégié de la dégradation des conditions de vie des Russes. Surtout que leurs propres emplois sont menacés par une compagnie européenne qui s’implante à Moscou sans vergogne.

Et puis un soir, on leur attribue un stagiaire, Méhoudar, qui n’est même pas vraiment russe, selon leurs standards. Ils vont quand même devoir lui apprendre les ficelles du métier.

Sovok de Cédric Ferrand, couverture de Prince Gigi, aux éditions Hélios (2020, première édition française chez les Moutons électriques en 2015), 320 pages.

7 commentaires sur “Chronique – Sovok, Cédric Ferrand

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