Chronique – La ballade de Black Tom, Victor Lavalle

La ballade de Black Tom de Victor Lavalle

Même si le blog n’a qu’un mois, j’avais déjà eu l’occasion de faire mes armes en matière de retours. Certaines chroniques méritent de rester dans les limbes de mes balbutiants débuts mais d’autres vont subir un petit rituel de nécromancie, surtout quand il s’agit de coups de cœur, et d’ouvrages encore disponibles, et seront ressuscitées le samedi. Pour commencer la nécromancie, quoi de mieux qu’un « hommage » à Lovecraft, en contrepoint de la chronique Cochrane VS Cthulhu ? Voici donc le retour sur la Ballade de Black Tom, publiée initialement en février 2021.

J’ai acheté ce bouquin toujours dans l’idée de découvrir, et compléter, la collection UHL. Assez compulsivement, les itérations poulpesques me font toujours du coude, ou du tentacule. Cette fois j’étais intrigué car cette collection propose des récits assez « engagés » et je me demandais ce qu’une relecture ou interprétation de Lovecraft pouvait faire ici. La réponse se trouve à la première page :

À H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires

La seconde de couverture précise également que cette novella est une réaction à la nouvelle Horreur à Red Hook dudit Lovecraft. Je ne l’ai pas lue personnellement mais j’en avais eu des échos : il s’agit d’un – mauvais – texte ou il projette ses pensées racistes les plus crasses. Si le sujet vous intéresse, Apophis, du blog Le culte d’Apophis, s’est exercé à ce – pénible – exercice avant de lire le récit qui nous intéresse. Dans tous les cas, la lecture de Red Hook n’est en aucun cas obligatoire, mais avoir lu du Lovecraft est un plus indéniable.

Le récit nous raconte l’histoire de Charles Thomas Tester (l’essentiel des noms doit avoir une explication, mais je n’ai pas saisi toutes les références), mauvais musicien qui vit de petites escroqueries. Enfin, survit plutôt, car il doit subvenir aux besoins de son père, qui ne s’est pas remis du décès de son épouse. Ses talents d’escroc, sa connaissance de la ville, l’étui à guitare lui permettent d’arpenter la ville et d’accomplir de basses besognes sans poser de questions. Seulement, une de ces tâches l’amène à se confronter à des forces qui le dépassent.

Sur la forme, Victor Lavalle maitrise parfaitement les codes de l’horreur lovecraftienne (à noter le choix pertinent par le Bélial d’un traducteur qui les maitrise aussi). On retrouve les éléments de descriptions assez typiques avec le hors champ, les jeux d’ombres, les références à d’autres dimensions et aux profondeurs, les manuscrits… Il intègre aussi intelligemment des touches plus subtiles, et surtout la référence à la musique. Chez l’auteur de Providence, le son est omniprésent et souvent présenté comme quelque chose d’à la fois surnaturel et décadent. Ici, avoir un personnage principal musicien permet d’étoffer l’importance de la musique. Enfin, l’horreur augmente progressivement, jusqu’au final vraiment parfait. Cependant, il ne s’agit pas de plagiat ou de parodie, car Lavalle intègre des éléments qui lui sont propres et qui englobent, digèrent presque, l’univers de Cthulhu.

« Trois jours plus tard, Tommy Tester quitta la sécurité de Harlem pour se rendre à Flatbush, suivant le même itinéraire que lors de sa première rencontre avec Suydam. Pourtant, à la nuit tombée, tout semblait beaucoup plus menaçant. S’il s’était fait remarquer par parmi les passagers du métro tôt le matin, à cette heure il aurait pu aussi bien tenir une étoile dans la main au lieu d’un étui à guitare. Tout le monde le regardait d’un air méfiant. Quatre fois, des Blancs lui demandèrent où il allait. Et pas dans l’idée de l’aider à arriver à bon port. S’il n’avait pas eu une adresse précise à leur communiquer – celle de Robert Suydam dans Martense Street – on l’aurait probablement jeté hors du train. Voire sous les roues. »

L’auteur livre également un récit qui parle de racisme dans les années 20. Le héros est confronté à des forces qui le dépassent. Sans cesse, il est renvoyé à son image de noir et à la place qui est censée être la sienne à l’époque. Chacun de ses déplacements est placé sous le sceau de la crainte. Il est obligé de réfléchir à la manière dont il répond, à ses gestes. Si l’action se passe dans les années 20, son écriture est très récente. C’est autant une réponse à Lovecraft qu’à l’Amérique de Trump. Une scène en particulier résonne douloureusement après les évènements ignobles de 2020 (un siècle…). Charles est sans cesse confronté ces puissances. Et finalement, pourquoi ne pas faire le choix de la puissance la moins injuste ? L’auteur découpe donc ce récit en deux parties : la première du point de vue de Charles, la seconde (qui est la suite chronologiquement du récit) du point de vue d’un inspecteur rencontré plus tôt. Cet ensemble et cette construction forment un texte d’une grande puissance, très percutant.

Finalement, une novella qui illustre ma propre ambivalence vis-à-vis de Lovecraft, à un moment de ma vie où je me questionne sans cesse sur la séparation de l’œuvre et de l’artiste. J’ai ressenti au fond de mes tripes l’injustice, la peur, la haine et les choix auxquels cet engrenage peut mener.

Vous aimerez si vous aimez et détestez Lovecraft et l’Amérique.

Les +

  • La structure en deux parties
  • Un hommage à Lovecraft l’auteur, un pied de nez à Lovecraft le raciste patenté
  • Le travail éditorial : choix des récits, la couverture, la traduction…

Les –

  • Certains passages horrifiques qui manquent un peu de subtilité

Résumé éditeur

EN CETTE ANNÉE 1924, Charles Thomas Tester, musicien médiocre et escroc de bas étage, traîne sa longue silhouette dans les rues grouillantes de Harlem en quête de quelques dollars, de quoi manger et conserver le toit qu’il partage avec son père vieillissant. Il n’ignore rien de la magie qu’un costume ajusté comme il convient peut provoquer, de l’invisibilité qu’un étui à guitare peut générer, jusque dans les quartiers les plus huppés, ni de la malédiction gravée dans la couleur de sa peau, celle-là même qui attire invariablement le regard des Blancs et des flics qui vont avec. Tommy est un prince. Un prince de Harlem. Mais quand il livre un grimoire occulte à une sorcière recluse au cœur du Queens, il n’a aucune idée des portes qu’il entrouvre alors, ni de la monstruosité que son geste pourrait bien libérer…Une horreur à même d’engloutir New York tout entière.

La Ballade de Black Tom de Victor Lavalle, traduit par Benoît Domis, aux éditions Le Bélial’, collection Une heure lumière (parution VO en 2016, traduction et édition VF en 2018), 144 pages.

Prix Shirley Jackson 2017 « Novella »

4 commentaires sur “Chronique – La ballade de Black Tom, Victor Lavalle

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