Chronique – Jack Barron et l’éternité, Norman Spinrad

Les sorties actuelles ne sont pas avares en textes inédits ou récents mais j’aime bien de temps en temps me plonger dans un classique que je n’ai pas lu, et encore davantage quand il s’agit d’un roman lauréat du Prix Hugo (1969 ici) – avec peut-être le fantasme de tous les lire un jour. Ces ouvrages classiques ont le bon goût d’offrir une grille d’analyse toute trouvée : comment s’enracinent-ils dans leurs contextes d’écriture ? Ont-ils bien vieilli ? Sont-ils encore d’actualité ? En creux, est-il utile de les rééditer, parfois encore et encore, et encore ; ou de les traduire de manière tardive ?

Il m’arrive assez souvent de me répondre non, de mon simple point de vue de lecteur, mais je serai plus nuancé pour Jack Barron. J’apprécie en effet le ton et les opinions tranchées de Spinrad, mais le texte a tout de même certaines faiblesses datées, tout en étant d’une redoutable – et dérangeante – actualité par certains aspects, notamment l’articulation entre secteur privé, pouvoir politique et rôles des médias, ainsi que le sujet des minorités afro-américaines.

Norman Spinrad est d’abord un auteur de la Guerre Froide, contexte qui transparait à la fois pour sa dimension géopolitique mais également dans la manière dont l’auteur décrit – perçoit ? – la société étatsunienne de la fin des années 60. Même si ça n’est pas le cœur du roman, le sujet du communisme occupe une place importante en tant qu’obsession absolue des élites, où chaque personne souhaitant un peu de justice sociale ou de régulation est taxée de « bolchévique ». Même si les Etats-Unis étaient déjà sortis du maccarthysme et que le contexte est à la détente, la panique d’une contamination de l’intérieur est bien palpable, d’autant plus que l’antagoniste unique du récit, Benedict Homards, est la figure du grand dirigeant ultra-capitaliste, frustré de devoir composer avec l’Etat et ses règles, préfigurant quasiment la grande vague néo-capitaliste des années 80. Autre forme d’obsession très présente dans le roman : le sexe. Jack Barron est ce qu’on appellerait communément un « queutard » qui arrive très facilement à ses fins. Bon, pourquoi pas. Mais quand l’acte sexuel se limite quasi exclusivement à des fellations – forcément intégrales – je commence à trouver ça un peu trop bitocentré. Et quand l’amour survient, mais que la relation se limite – pas seulement, mais la place est grande – aux pratiques évoquées ci-avant, on gagne en agacement ce qu’on perd en crédibilité pour le propos global… Je ne saurais dire s’il s’agit d’une obsession de l’auteur lui-même, d’une volonté de provoquer – les biographies de Spinrad sont éclairantes -, ou d’un moyen de dépeindre un Barron pas si sympathique que ça, pour éviter de dépeindre une figure héroïque. Dans tous les cas, il ne me parait pas superflu d’avertir lecteur ou lectrice.

« Encore un dernier combat, pour préserver l’éternité, mon éternité. Faire passer le projet de loi, trouver un autre homme de paille (enfant de pute de Hennering), le faire président, contrôler tout, contrôler le Congrès la Maison-Blanche, les Hibernateurs, pouvoir de la vie contre la mort, pouvoir de l’immortalité, contre le cercle noir de la mort qui s’estompe, qui rétrécit… pour l’éternité… »

À contrario, Jack Barron est d’une remarquable acuité et actualité sur d’autres aspects. D’une part, fait preuve d’un réalisme cru quant à la situation de la population afro-américaine, entre cumul d’inégalités de classe et raciales, ou plafond de verre pour ceux qui réussissent à se hisser aux sommets. Spinrad évoque, un demi-siècle avant Obama, la possibilité d’un maison blanche conquise par un lointain descendant d’esclaves… mais grâce à l’appui du camp républicain. Un paradoxe pour notre personnel principal ancien militant communiste, mais révélateur de l’opinion de Spinrad quant aux grandes formations politiques, davantage préoccupées par des calculs d’appareils. Les scènes de discussions politiques sont écœurantes de cynisme. L’autre thématique plus proche de nos préoccupations contemporaines concerne la place des médias – le quatrième pouvoir – et plus particulièrement la télévision. Les années 60 et 70 correspondent à l’âge d’or de la télévision, qui évince définitivement radio et presse écrite en tant que mass media, sans mettre déjà le pied dans la fragmentation provoquée par le câble puis évidemment par Internet et les réseaux sociaux. L’émission de Barron est suivie par 100 millions de téléspectateurs ce qui en fait le premier, chronologiquement et quantitativement, influenceur. Spinrad décortique les mécanismes : partage de l’écran et jeux de couleurs, possibilité de couper la parole, fausses questions qui ne servent qu’à instiller le doute – toute comparaison avec un ancien mauvais journaliste sportif, actuellement mauvais animateur, au service de l’agenda de Mr B, est fortuite. Même si les causes qu’il défend dans le roman sont positives, force est de constater qu’il s’intéresse davantage à son audimat, à la victoire lors de ses joutes, peu glorieuse quand on a la maitrise du champ de bataille.

« – C’est exact, monsieur Barron. Mais voyez-vous, les cinquante mille dollars doivent être versés en argent liquide.
– Contentez-vous de répondre à ma question pour l’instant, coupa bruyamment Barron. (Ne pas le laisser s’expliquer, pensa-t-il. Lui maintenir la tête dans l’eau. Il remarqua que Vince avait accordé les trois quarts de l’écran à l’image gris sur gris de Yarborough, pâle et irréel Goliath opposé à David en couleurs réelles.) Tout cela, reprit-il, me parait très simple. Pour n’importe quel Américain, le prix d’un contrat d’Hibernation s’élève à cinquante mille dollars. Monsieur Johnson est un citoyen américain. Monsieur Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation. Monsieur Johnson est un Noir. Quelle déduction feront les téléspectateurs ? Les faits parlent d’eux-mêmes. »

Avec une narration qui se réduit souvent à des joutes menées par Barron et où les décors, voire seconds rôles, sont à peine esquissés, on pourrait vite s’ennuyer face à cette succession de dialogues. Pourtant, c’est loin d’être le cas. Spinrad a un sens de la rhétorique et de la formule qu’il sait utiliser pour ses personnages, ainsi qu’un talent pour le rythme et les rebondissements, même si certains d’entre eux sont un peu prévisibles. On ne s’ennuie pas et les passages décrivant les émissions de télévision sont construites comme des scènes d’action. En bon romancier, il sait faire monter les enjeux pour deux protagonistes, qui ont déjà tout ou presque, et qui semblent au début avoir finalement peu à gagner. La notion d’enjeu est à prendre au sens premier, littéralement ce qui est mis en jeu, avec deux joueurs capables de miser énormément, et donc sûrs de leurs mains de départ. L’influence de 100 millions de téléspectateurs pendus aux lèves de Barron, face à la richesse et au poids politique de Howards. Pourtant, ce sont des hommes – et des mâles – avec leurs failles, leurs angoisses et leurs désirs. Ainsi, l’éternité et l’amour nous rappelle que tout à un prix et que le gagnant est celui qui peut miser le plus, ou accepter de tout perdre.

Jack Barron et l’éternité est un roman paradoxal : très daté par son style, le contexte et ses personnages mais c’est aussi un roman solide, mené avec habilité et dont les termes sont… éternels.

Vous aimerez si vous aimez la SF critique et radicale. Et que vous regardez trop la télévision.

Les

  • Souvent vulgaire et très phallusso-centré (ça sert peut-être le propos, mais je préfère avertir)
  • Un peu obscur au début, mais les enjeux se déploient rapidement
  • Un méchant un peu trop méchant, parce que.

Les +

  • Malgré l’unité de lieu et l’absence d’action, on ne s’ennuie pas
  • Le personnage de Jack Barron, bel anti-héros
  • Toujours d’actualité. Hélas.

Extraits choisis de Jack Barron et l’éternité sur la blogosphère : le Chroniqueur y voit à raison – et chaque jour qui passe… – une « actualité brûlante » ; un « très grand roman » chez le Syndrome Quickson.

Résumé éditeur

À ma gauche, Jack Barron, présentateur vedette, empêcheur de tourner en rond et pourfendeur des injustices en prime time devant cent millions de téléspectateurs. À ma droite, Benedict Howards, industriel omnipotent qui règne sur la finance, la politique et les médias. Avantage Howards, qui dispose du bien le plus précieux, celui auquel personne, si intègre soit-il, ne peut résister : le secret de l’immortalité. Personne sauf Jack l’incorruptible, qui n’est pas près de la fermer…

Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad, traduction de Guy Abadia, aux éditions J’ai Lu (2023, première parution VF 2016 , parution VO en 1969), 418 pages.

Prix Hugo 1969

3 commentaires sur “Chronique – Jack Barron et l’éternité, Norman Spinrad

Ajouter un commentaire

  1. Etant aussi à la recherche de classiques en ce moment, je note les aventures de ce cher Barron, même si le fait que ce qu’il a en-dessous de la ceinture serve un peu trop et risque de me crisper. L’avertissement est donc parfaitement bienvenu, même si je ne doute pas que les autres qualités puissent l’emporter. Merci pour la découverte ! (Je ne l’avais jamais vu passer).

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑