Chronique – Vigilance, Robert Jackson Bennett

Il y a quelques jours, je vous disais tout le bien que je pensais des Maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett. Vigilance était déjà dans ma PAL depuis quelque temps, et une lecture croisée a été l’occasion de l’en sortir – digression : je ne suis par contre pas convaincu que le format novella se prête à l’exercice.

La couverture, simple mais très efficace d’Aurélien Police, illustre parfaitement le propos de l’auteur. Les fusillades de masse tuent des individus, mais également les Etats-Unis, peu à peu. Si on y ajoute les engrenages d’un capitalisme toujours plus avide, appuyé par l’IA et les algorithmes, on obtient une nation cyberlibérale, dont l’agonie s’achève enfin.

Si vous avez déjà un peu creusé le sujet des fusillades de masse aux Etats-Unis, vous avez probablement entendu l’argument qui consiste à affirmer que la solution est de mettre encore plus d’armes en circulation, d’équiper les employés dans les lieux sensibles, scolaires notamment, pour abattre les tireurs avant l’intervention des forces de l’ordre. Je ne perdrai pas mon temps à déconstruire la stupidité de cette argumentation, étant toujours surpris par la propension des créateurs de problèmes – bêtise crasse ? cynisme ? – à se présenter comme la solution. Mais dans Vigilance, ce débat a été tranché, en faveur d’une multiplication des armes, et surtout d’une médiatisation contrôlée de ces tueries. Celles-ci sont organisées par John McDean, avec l’aval des autorités fédérales et prennent la forme d’un gigantesque show TV, à la diffusion et fréquence aléatoires, adossé à la caisse de résonnance des réseaux sociaux du Web 2.0. Bien évidemment, qui dit télévision dit recettes publicitaires, ici pharaoniques car Vigilance n’est pas confidentiel. C’est l’Emission que TOUT le monde regarde, dans une grande communion obscène. Seule Delyna, serveuse dans un bar, semble prendre conscience de la vacuité et perversité de tout ce cirque. Mais que peut une jeune serveuse noire dans un tel contexte ?

« Alors on faisait quoi ? On achetait un putain de flingue.
Toute la beauté était là, pour McDean et ses semblables, qui n’ont pas tardé à ce pencher sur cette tendance : plus les gens avaient peur, plus ils achetaient d’armes. Plus le nombre d’armes en circulation augmentait, plus les gens les utilisaient les uns contre les autres. Plus elles leur servaient à s’en prendre les uns aux autres, plus ils avaient peur… et plus ils en achetaient. »

En réalité, il n’y a pas de hasard dans une Vigilance. Les algorithmes décident de tout car l’objectif ultime est de vendre du temps d’attention captive. Les tueurs de masses sont castés avec soin pour provoquer à la fois rejet et fascination, chez un maximum de téléspectateurs. Le lieu même fait objet d’une réflexion méticuleuse pour offrir un lieu du quotidien auquel les gens peuvent s’identifier, et qui offre surtout des opportunités en terme d’action. Une vaste place découverte serait en effet un peu trop ennuyeuse… Il n’y a pas non plus de vérité dans une Vigilance. Le direct n’en est pas tout à fait, les techniques de deep fake permettent de modifier les visages des victimes pour booster les effets markétings, et de créer de fausses identités de A à Z sur les réseaux sociaux en fonction de ce qui parait rentable. Le filtre algorithmique est une véritable prison : on donne à voir aux gens ce que la majorité veut – croit vouloir – voir. L’opinion publique présupposée majoritaire influence les médias, qui alimente et crée cette opinion, dans une prophétie autoréalisatrice des angoisses bourgeoises réactionnaires.

« L’Amérique se mourrait. Au sens propre. Le pays ayant vu les jeunes générations et les immigrants le quitter en masse tout au long des années 2020, il s’était retrouvé avec une génération plus âgée sur les bras, une génération incapable de travailler, mais bénéficiant d’une technologie médicale toujours plus avancée grâce à laquelle elle vivait bien plus longtemps qu’aucun économiste ne l’avait jamais prédit. Les séniors engloutissaient ce qu’il subsistait des budgets nationaux tels des criquets dévorant les champs de maïs, au point qu’il ne restait rien pour les routes, les ponts, les école, et encore moins pour s’occuper des inondations, incendies et sécheresses qui se succédaient. L’Amérique avait pratiquement cessé de faire quoi que ce soit.
À part de la télévision. La population vieillissante de l’Amérique ne pouvait peut-être pas travailler, mais était foutrement capable de regarder la télé. »

Il y a évidemment les victimes collatérales, qui subissent cette injustice inacceptable d’être juste là, au mauvais moment. Et c’est là qu’est l’apothéose de Vigilance. Dans ces Etats-Unis malades, les responsables ne sont pas les vendeurs d’armes, lobbies, autorités lâches ou autres tueurs biberonnés aux idéologies mortifères ; les victimes sont coupables car elles ont renoncé à s’armer correctement, n’ont pas été vigilantes. Le message de l’émission est matraqué en boucle : soyez massivement armés, soyez entrainés, soyez suspicieux. Les ennemis sont nombreux, toutes ces personnes qui jalousent l’American way of life, ces puissances concurrentes – Chine en tête, qui déstabilisent la grande nation américaine, sans parler des minorités auxquelles on ne peut se fier. L’enfer, c’est les autres, pas les armes et le corpus idéologique de l’alt right réactionnaire. L’ombre de Trump plane sur le texte de Bennett ou l’auteur a vu un peuple élire un milliardaire héritier sur le thème du rejet.

Vigilance est un pamphlet radical, qui dénonce une Amérique orwellienne à l’agonie, où les valeurs sont retournées. Mais aussi un texte où le lecteur, contemplant ce spectacle, se délecte un peu peut-être.

Vous aimerez si vous aimez les textes sans concession.

Les +

  • La couverture, encore et toujours
  • L’auteur qui n’oublie pas d’aller un peu plus loin que son pitch
  • Effrayant de réalisme

Les –

  • Effrayant de réalisme

Vigilance sur la blogosphère : Coup de cœur pour Anne-Laure, à lire absolument pour Lorkhan.

Résumé éditeur

Trois tireurs armés jusqu’aux dents lâchés dans un « environnement » public aléatoire délimité. Un but : abattre le plus de personnes possible. Une promesse : un énorme paquet de fric pour celui qui quitte les lieux indemne. Si l’une des « cibles » met hors d’état de nuire l’un des tireurs et survit, une part du pactole lui échoit. Des règles simplissimes, et des dizaines de drones qui filment le tout pour le plus grand bonheur de millions de spectateurs hystérisés, d’annonceurs aux anges et de John McDean, producteur et chef d’orchestre de Vigilance, le show TV qui a résolu le problème des tueries de masses aux États-Unis…

Vigilance de Robert Jackson Bennett, couverture d’Aurélien Police, aux éditions Le Bélial, collection Une Heure Lumière (2020, parution VO en 2019), 176 pages.

11 commentaires sur “Chronique – Vigilance, Robert Jackson Bennett

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  1. Il est très percutant (je l’avais même acheté pour le fonds de fictions de mon précédent boulot) mais mon petit cœur sensible a eu du mal à l’apprécier complètement 😅

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