Toutes les saveurs de Ken Liu
J’avais décidé de rattraper mon retard dans la collection UHL mais je ne pouvais pas résister à un nouveau Ken Liu, après le parfait L’homme qui mis fin à l’histoire, le très bon Le Regard, novellas également éditées dans cette collection, ainsi que la Ménagerie de papier, superbe recueil de nouvelles toujours au Belial ainsi qu’en poche chez FolioSF. Pour une fois, je lis une nouveauté, et je ne le regrette pas du tout. Avec ce texte syncrétique, l’auteur étatsunien qui a grandi en Chine apporte une pierre, voire une graine, supplémentaire à ses réflexions sur l’altérité et la rencontre des cultures.
Le récit débute dans l’ouest des États-Unis, dans la ville-champignon d’Idaho City, alors la plus peuplée du nord-ouest, en pleine ruée vers l’or. Ken Liu pose l’ambiance directement avec un duo de desperados (les Missouri Boys), un saloon, des Smith & Wesson, la Wells Fargo… Pour un lecteur qui a un peu de culture western, ces mots résonnent immédiatement, les images se forment dans son esprit sans que l’auteur n’ait besoin de trop pousser les descriptions. Sans verser dans l’encyclopédisme historique, Ken Liu décrit cette ville célèbre par sa taille, son activité durant cette période et aussi la présence d’une forte communauté chinoise. Il nous raconte leur intégration, entre racisme ordinaire, opportunisme cynique ou indifférence intriguée et le rôle joué par les immigrés qui traversent le Pacifique dans des conditions ignobles : chercheurs d’or, blanchisseurs, cuisiniers… Tout ceci est vu par les yeux de la petite Lily dont le père loge des prospecteurs chinois. Curieuse, sans aucun préjugé, elle sert de trait d’union aux deux communautés et peut préfigurer Ken Liu en miroir.
« Lily se fraya un chemin entre les arbres, avec précaution. Elle cheminait dans l’ombre, désormais ; une brise légère ne tarda guère à sécher la sueur et l’eau sur sa figure. Son cœur battait plus vite. Elle entendait mieux les chants. Une voix de basse énonçait des mots incompréhensibles ; l’étrangeté de la mélodie lui évoquait les Chinois. Soudain, un chœur masculin répondit, sur le rythme lent et régulier d’un chant de travail dont les mots et la musique épousaient le cycle du souffle et du cœur. »
L’auteur a déjà exploré la question des relations entretenues par les Chinois avec d’autres peuples dans d’autres textes ; cette fois, il fait le choix d’un moment fondateur, en nous contant quasiment un premier contact, au moment où les États-Unis ne se sont pas encore totalement approprié leur territoire. C’est donc la rencontre de deux mythes : la conquête de l’Ouest et sa ruée vers l’or américaine d’un côté, les chroniques des Trois royaumes chinois de l’autre. Cette dernière est racontée à Lily par l’autre personnage central de la novella, Lao Guan, guide moral des immigrés Chinois, et est une histoire dans l’histoire. C’est ici que se trouvent les très légers éléments fantastiques de Toutes les Saveurs : le lecteur les verra en fonction de sa propre sensibilité. Ils contribuent à un texte dont une place en littérature blanche ne serait finalement pas incongrue. Et quand on compare ces deux mythes, force est de constater qu’il y a des similitudes sur ce qu’ils nous renvoient de l’humanité : duplicité, avarice, oppression… L’auteur joue de ces similitudes et les appuie par des échos, autour des chansons ou de la figure du juge par exemple, mais aussi dans le style d’écriture avec d’habiles répétitions et symétries.
« Enfin, elle parvint à se fourrer un morceau de tofu dans la bouche et mordit dedans avec gratitude. Des saveurs jusque-là inconnues explosèrent sous son palais. Elle se délecta de la richesse du goût : le salé, la note de piment, le sacré de la sauce, et quelque chose d’autre qui lui titillait la langue. Elle essaya de mâcher un peu, afin d’exsuder la saveur et peut-être même d’identifier le composant inconnu. Le goût de piment se renforça et le titillement devint un chatouillis du bout de la langue à sa base. Elle continua de mâcher… »
Le propos de Ken Liu n’est pas d’opposer ou de juxtaposer deux cultures mais bien d’écrire un texte cosmopolite. Quand Lao Guan raconte l’histoire des Trois Royaumes, il ne s’agit ni de nostalgie, ni de suprématie d’une culture : le narrateur, quel qu’il soit, raconte tout simplement d’où il vient et ce en quoi il croit. Les habitants d’Idaho City découvrent la nourriture chinoise et ne décident pas d’opérer un remplacement alimentaire : ils découvrent une nouvelle culture et étoffent la leur. Ken Liu est un malin car il s’appuie sur une des manières les plus anciennes et universelles de partager : la nourriture ; toutes les saveurs ne s’opposent pas, nos papilles sont capables de toutes les savourer et les mélanges les subliment. À Idaho City, tout le monde peut finalement repartir de zéro, comme les colons américains qui changent de nom ou fondent et bâtissent une ville de leurs mains, sans renier ses origines tout en découvrant l’autre et son alcool fétiche. Certes, même s’il évoque les instants les moins glorieux de l’arrivée des Chinois, comme la concurrence sur les prix, la prostitution ou les pratiques quasi esclavagistes, Ken Liu préfère nous livrer un récit idéalisé, un conte pour se concentrer sur le meilleur. Une novella merveilleuse, dans les deux sens du terme.
Vous aimerez si les contes et les rencontres vous intéressent (ou si vous êtes gourmand.e, ça marche aussi)
Les +
- Le duo de personnages Lily et Lao Guan
- Cette conquête de l’Ouest et ces Trois royaumes qui fascinent
- L’intention de l’auteur de se concentrer sur ce qui unit
Les –
- Sera peut-être parfois un peu moins accessible si vous ne connaissez pas les mythes chinois
- L’intrigue générale, finalement assez ténue
Résumé éditeur
Idaho City, en pleine fièvre de l’or.
Les temps sont à la conquête. De l’Ouest, bien sûr. De la fortune, surtout… Prospecteurs, commerçants, banquiers, filles de petite vertu, bandits et assassins s’agrègent en une communauté humaine au goût de mauvais whisky et à l’odeur de poudre. Et puis il y a ce petit groupe de prospecteurs chinois. Qui vivent entre eux, s’entassent dans des baraquements minuscules, et font planer sur la ville les effluves de leur cuisine aux saveurs aussi épicées qu’inconnues. Lily, la fille de leur propriétaire, est fascinée par ces étrangers aux coutumes impénétrables. Et par l’un d’entre eux en particulier, un géant au visage rouge et à l’immense barbe, Lao Guan, qui lui apprend les mystères du wei qi et lui raconte des récits stupéfiants, les aventures de Guan Yu, le dieu de la guerre, de Lièvre roux, son cheval de bataille, et de Lune du dragon vert, sa fidèle épée. Guan Yu, qui fait face à l’injustice et à la trahison dans cette Chine impériale fabuleuse. À l’image de Lao Guan, dans cette Amérique en gestation…
Toutes les saveurs de Ken Liu, traduction de Pierre-Paul Durastanti, aux éditions Le Belial, collection Une Heure Lumière (parution vo en 2012 – traduction et édition de 2021), 125 pages.

J’aime avoir comme décor le Far west donc je suis de suite intéressée, juste hésitante pour mon manque de culture sur les mythes chinois….
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Il se lit tout seul, et c’est un format court. J’ai trouvé qu’un Western peu violent était aussi quelque chose de vraiment rafraichissant.
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