Chronique – Le temps d’un souffle, je m’attarde, Roger Zelazny

Roger Zelazny est plutôt connu pour ses œuvres inspirées par les mythologies, qu’elles soient grecques, indiennes, celtiques… Auteur très prolifique, qui a écrit dans tous les genres de l’imaginaire, il s’est aussi beaucoup intéressé à l’informatique : Deus Irae en 1976 (même si Dick y est sûrement pour quelque chose), 24 vues du Mont Fuji par Hokusai en 1985 et qui me parait compléter parfaitement le texte évoqué dans ce billet, ou encore la deuxième pentalogie d’Ambre avec la Roue Spectrale de Merlin à partir de 1986… et probablement de nombreux textes que je n’ai pas lu.

Dans cette novella de 1966, Zelazny imagine un monde post-apocalyptique, sous la surveillance de puissantes intelligences artificielles, dont une qui rêve d’humanité.

Le temps d’un souffle, je m’attarde prend place dans un futur lointain. Aucune date n’est explicitement énoncée mais les intelligences artificielles – d’ailleurs le terme n’est pas utilisé, Zelazny parlant de « machines », « processeur de données », voire de « puissances » – sont présentes depuis au moins dix-mille ans, ce à quoi il faudrait ajouter les années de progrès nécessaires à leur conception et construction. Il est également question de « missile nucléaire perdu » : l’apocalypse atomique a eu lieu et l’Homme s’est suicidé. L’auteur fait partie de ces auteurs issus du contexte de la Guerre froide – la crise de Cuba n’est que quatre ans plus ancienne – et qui voyaient l’horloge de la fin du monde bien proche de minuit. Gel, l’ordinateur dont il est question dans ce récit, joue donc aux archéologues et le peu de vestiges qu’il trouve indique l’étendue de la catastrophe.

« Il s’en enquit auprès de Solcom. « Ce sont des reliques de l’Homme primitif », dit Solcom, sans s’étendre davantage sur la question. Gel étudia les objets. Grossiers mais portant la marque d’une conception intelligente ; fonctionnels mais transcendant en quelque sorte leur fonction pure.
C’est alors que l’Homme devint son violon d’Ingres. »

Ironiquement, annihilé par la technologie, c’est aussi en elle que l’Homme plaça ses ultimes espoirs, plus précisément en créant Solcom et Divcom, le plan B, le suppléant. Leur mission est de réparer le monde, épaulés par les adjoints qu’ils se sont créés mais ils sont surtout occupés à se quereller, chacun déniant la légitimité à l’autre suite à un bug, ou plutôt une situation imprévue. De nouveau, Zelazny est un auteur de son contexte : ce monde partagé en deux camp, chacun mené par un leader, rappelle la Guerre froide. Manichéisme et dualité sont également des thèmes chers à l’auteur, que l’on retrouve par exemple dans Ambre ou dans Songe d’une nuit d’octobre. Pour éviter l’affrontement et ce statu quo, l’IA Gel, création de Solcom sert de juge de paix, de championne. Si Gel arrive à comprendre l’humanité et le souhait de celle-ci, son avis sera décisif ; déclinaison à peine voilée des lois de la robotique, seul un Homme pourrait trancher le nœud gordien.

« Je traiterai toutes les données fournies et j’atteindrai à la condition humaine, ou bien je m’avouerai vaincu. Si je m’avoue vaincu, alors je partirai d’ici avec toi pour m’enfoncer profondément sous terre afin de mettre tous mes pouvoirs au service de Divcom. Si je réussis, tu sais pertinemment que tu n’as aucun droit sur l’Homme, aucun pouvoir sur Lui. »

Finalement Gel ne veut pas seulement étudier et comprendre les humains, il veut en devenir un. Le temps d’un souffle, je m’attarde pose donc une question centrale de la philosophie et de la SF : qu’est-ce qu’être humain ? Zelazny utilise les discussions entre Gel et Mordel, l’envoyé de Divcom, pour explorer plusieurs pistes : simple somme de connaissances, capacité à créer et notamment l’art, machine organique, sensations… ? Les joutes rhétoriques sont intéressantes, oscillant entre les définitions cumulatives et celles par la négative. Une part importante du texte est consacrée à ces interrogations et aux voyages (et péripéties) de Gel pour en découvrir toujours davantage. La novella est indéniablement une étape au sujet de ces thématiques, avant la déferlante cyberpunk puis transhumaniste qui considère qu’une intelligence – nommez comme vous voulez ce qui pour vous définit l’humanité – peut-être copiée, téléchargée à volonté, voire créée ex-nihilo puis injectée ensuite dans un corps quelconque, naturel ou non. Humaniste avant tout, ce texte sonne comme une mise en garde : l’humanité est capable de s’auto-détruire et semble irremplaçable.

Vous aimerez si vous vous interrogez sur la question de l’humanité et de l’Intelligence artificielle, avec un grand « I ».

Les +

  • Le travail éditorial remarquable (biographie, contexte, pistes pour prolonger…)
  • Ecrit en 1966 et n’a pas pris une ride
  • Le dénouement

Les –

  • L’écriture un peu froide, mais peut-être est-ce voulu

Le temps d’un souffle, je m’attarde sur la blogosphère : Maks d’Un bouquin sinon rien a apprécié et recommande la collection ; Gromovar de Quoi de neuf sur ma pile ? a apprécié aussi et donne des références pour compléter le propos.

Résumé éditeur

En 1966, Roger Zelazny imagine un ordinateur tout-puissant qui rêve de devenir humain.

Le temps d’un souffle, je m’attarde de Roger Zelazny, traduction de Jean Bailhache, couverture de Yanni Panajotopoulos, aux éditions Passager clandestin (2022, première édition 1966), 112 pages.

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