Chronique – Les étoiles sont légion, Kameron Hurley

Les étoiles sont légion de Kameron Hurley

Parfois, on achète un livre sans de poser de questions, voire en se trompant, ce qui peut donner de belles surprises. Concernant Les étoiles sont légion, la quatrième de couverture me faisait penser à Alien ou Starcraft, mais du point de vue des « xénomorphes », pour reprendre le terme consacré. J’envisageais donc plutôt du space opera, avec sa dose d’action, et dont l’originalité tiendrait surtout dans le changement de camp. Ajoutons un biais supplémentaire : le prénom Kameron me laissait penser qu’il s’agissait d’un auteur. Erreur sur toute la ligne, mais bilan positif. Pourtant, la sortie initiale chez Albin Michel imaginaire aurait dû me mettre la puce à l’oreille car leur ligne éditoriale va un peu plus loin que le roman de SF simplement divertissant. L’autrice écrit bel et bien un roman de SF organique, mais presque anthropomorphe, qui relève peut-être davantage du planet opera que du space opera, et surtout peuplé uniquement de personnages féminins.

En général, quand on pense « SF organique », viennent à l’esprit les Tyrannides de Warhammer 40000, les Zergs de Starcraft, les Ombres de Babylon 5, les Aliens du cycle du même nom ; ou encore, dans la littérature, les « cafards » dans Etoiles garde-à-vous ! de Robert Heinlein (aussi, même surtout, l’excellente adaptation de Verhoeven), et plus récemment les Krells dans le cycle Lazare en guerre de Jamie Sawyer. J’en oublie probablement, mais à quelques nuances près, dans la majorité de ces cas, les espèces aliens entièrement organiques – comprendre : individus, armes, vaisseaux… – sont les antagonistes de l’histoire et servent surtout de prétexte à un vaste défouloir largement viriliste. Après tout, ce ne sont que des prédateurs géants, des insectes de surcroit, peu ou prou sans conscience, incarnations d’une menace que l’on peut anéantir sans états d’âme, lors d’une guerre présentée comme moralement juste. Depuis, le propos à certes évolué (un peu) mais Les étoiles sont légion représente un pas de géant quant à l’évolution de cette approche. Ici, les protagonistes sont quasiment anthromorphes et ont une psyché totalement humaine, entre envie, amour, peur, chagrin ou encore espoir. Kameron Hurley trouve à mon sens le bon équilibre : les personnages sont très proches de nous, animés par les mêmes passions et besoins, mais les subtiles différences permettent d’incarner aussi l’altérité. Il ne s’agit pas d’un simple élément cosmétique plaqué car les protagonistes ont des caractéristiques physiques bien marquées, utilisent des insectes ou céphalopodes comme objets ou armes, dans une sorte de relation symbiotique, et leurs vaisseaux relèvent finalement davantage de la monture. Le travail de world building est conséquent, original et cohérent. Toutefois, soyez prévenus : le récit intègre donc une vaste palette de descriptions organiques et autres fluides dont, rappelons-le, le dégoût n’est pas inné mais acquis…

« Je lève le bras, ferme le poing, et conduis mon armée dans les espaces obscurs entre les mondes. Nous avançons rapidement, bien plus que j’en aurais cru capable ces véhicules. Enormément de détritus tournoient au milieu des mondes, et je constate qu’aux tentacules de certains de ceux que nous dépassons sont attachées de longues files de personnes : elles récupèrent les déchets qui orbitent autour de leurs vaisseaux et les fourrent dans les bas-ventres mous des mondes. Notre passage les inquiète, et même si nous n’approchons jamais assez pour distinguer leur visage, je remarque qu’elles battent précipitamment en retraite. Elles se retirent toutes dans les tentacules accueillants de leurs mondes, entre lesquels elles se cachent comme dans du feuillage. Après notre passage, je les vois par-dessus mon épaule se remettre prudemment au travail. »

La quatrième de couverture, ainsi que l’illustration, évoquent de prime abord un space opera. En effet, une des héroïnes principales est la cheffe de guerre Zan, chargée par la matriarche de son vaisseau de conquérir la Mokshi, monde au centre de toutes les convoitises car clé de la survie de l’espèce. Les premières scènes et les premiers personnages dessinent de fait une noblesse, à la fois politique et guerrière, qui vit proche de la surface. Cependant, ces mondes différent les uns des autres et chacun a son propre écosystème : ils se divisent en vastes niveaux successifs qui font penser aux différents appareils (respiratoires, cérébraux, génitaux, digestifs… ) d’un organisme, fonctionnant en symbiose mais s’ignorant les uns les autres. Si Zan appartient à cette noblesse, finalement davantage tournée vers l’exploration de l’espace et la conquête des autres mondes, il y d’autres strates qui assurent les fonctions de recyclage, de reproduction ou d’alimentation, peuplées d’individus. Imaginez si chaque cellule de votre corps était doué de conscience. Un des enjeux du récit est d’ailleurs le vieillissement de ces organismes, entre manque d’apport de matériel génétique extérieur et cancers de dégénérescence. La découverte de ces niveaux est dépaysante : l’autrice arrive vraiment à nous faire parfois oublier qu’il s’agit de lieux totalement organiques, pour mieux nous le rappeler ensuite.

« – Comment se fait-il que tu en saches autant ?
– Comment se fait-il que tu en saches si peu ?
– J’ai vécu sur plusieurs mondes. Jamais personne ne veut de moi. On me recycle à chaque fois.
– Tu fais quoi ?
Elle incline la tête. « Je donne naissance aux mauvaises choses.
– Tu… donnes naissance ?
– Comme tout le monde.
– Pas moi.
– Bien sûr que si. Il n’y a personne qui n’y arrive pas. »
Je fouille mes souvenirs à la recherche d’une naissance ou d’une grossesse. Rien ne me vient. Par réflexe, je pose les mains sur mon ventre, appuie pour essayer de découvrir une autre vie à l’intérieur. Mais je ne remarque rien. Je me souviens avoir une cicatrice à cet endroit. »

L’autre particularité, ou plutôt l’aspect complémentaire souhaité par l’autrice, est la présence de personnages uniquement féminins. Elle explique son intention dans les remerciements de fin d’ouvrage et on peut mesurer la prise de risque : les autrices de SF sont rares, entre refus de publication, cette vieille idée machiste que la science serait un truc de mecs et auto-censure ; les personnages féminins intéressants, comprendre des femmes sur lesquelles on ne s’est pas contenté de plaquer des « attributs masculins », le sont à peine moins. Kameron Hurley donne donc un bon coup dans les c…, pardon, dans la fourmilière. Les étoiles sont légions propose toutes les émotions, actions et fonctions qui composent un bon roman sans se poser la question de la répartition entre genres. Les rôles politiques, militaires, religieux, qu’ils soient positifs ou négatifs, s’incarnent dans une vaste galerie de personnages féminins et tout cela fonctionne, simplement, en rupture avec le leg essentialiste. Enfin, ce que certains vivront comme un ultime affront, mais gageons qu’ils sont déjà en train de vociférer, l’autrice sépare acte sexuel et procréation. Sans hommes, la maternité est spontanée et ne répond pas à un désir mais aux besoins du vaisseau-monde. Chaque individu ayant une fonction, au sens premier du terme, les créatures engendrées vont de l’individu conscient à l’organe nécessaire, ce qui n’empêche pas l’amour maternel. L’amour est finalement la thématique principale du livre, pour son parent, ses enfants, son amante ou son monde. Charnel.

Vous aimerez si sortir des sentiers battus et expérimenter une SF féminine ne vous effraie pas.

Les +

  • Merci aux éditeurs, étatsuniens et français, d’assumer le risque de cette publication.
  • Original et assumé
  • Les mystères du récit

Les –

  • Un passage plus lent au milieu du récit
  • Difficile si l’organique vous répugne

Les étoiles sont légion sur la blogosphère : Apophis a été très mitigé, surtout en raison de la narration ; Feyd a apprécié la radicalité du roman.

Résumé éditeur

Quelque part aux franges de l’univers, une armada de vaisseaux-mondes organiques, connue sous le nom de Légion, glisse lentement dans le vide sidéral. Depuis des décennies, ses différentes factions se battent pour mettre la main sur la Mokshi, le seul vaisseau capable de quitter l’armada condamnée.
La guerrière Zan se réveille sans souvenirs, prisonnière d’un peuple qui prétend être sa famille. On lui assure qu’elle est leur ultime chance de survie, l’unique personne capable de s’emparer de la Mokshi. Pour éviter un massacre, Zan va devoir choisir son camp. Mais comment choisir, quand vous commencez à suspecter que votre mémoire a été volontairement détruite ?

Les étoiles sont légion de Kameron Hurley, traduction de Gilles Goulet, couverture de Manchu aux éditions Le livre de proche (2021, première édition chez Albin Michel imaginaire en 2018, parution VO en 2017), 504 pages.

4 commentaires sur “Chronique – Les étoiles sont légion, Kameron Hurley

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  1. Oh, ça a l’air intéressant ça. Ca fait plaisir de voir une autrice de SF, et des persos féminins qui n’ont pas pour unique buts de servir les buts du protagoniste principal. Je crois n’avoir jamais lu de SF organique, mais je me souviendrai de ce titre si l’envie se pointe. Très jolie chronique !

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